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6 janvier.

Ma mère se trouve plus heureuse tous les jours, ma femme aussi, et je tâche de les imiter à ma manière. Après tout, qu’ai-je fait que chacun ne fasse ? Quel est l’homme de trente ans qui jette aujourd’hui les yeux sur son passé sans y voir la trace des larmes d’une femme ? Mon remords est celui d’une génération tout entière. On séduit, on perd tous les jours des filles qu’on désire et qu’on n’aime pas : serait-on plus coupable de séduire et de perdre celles qu’on aime ? Ah ! je crains bien que les remords ne soient en raison de l’amour, et que les miens ne soient éternels.


29 février.

Nous sommes quatre à présent, mon cher Léon. Ce matin à neuf heures, après une nuit d’attente et de souffrance, ma Louise m’a donné une jolie petite fille qui est entrée dans la vie sans pleurer, sans crier, les yeux grands ouverts, et blanche comme du lait. Je désirais un garçon, je suis enchanté d’avoir une fille, et la même joie fait battre nos trois cœurs. La mère et l’enfant se portent bien.

Ma pauvre femme a bien souffert. J’admirais avec quel courage et quelle énergie les femmes supportent ces crises terribles qui les mettent presque toujours à deux doigts du tombeau. Elle souriait en pleurant, le cri d’espoir se confondait sur ses lèvres avec le cri de douleur. Elle sentait avec ravissement son enfant remuer dans son sein, et en même temps elle se tordait et me serrait la main de façon à la rendre bleue. J’en garde encore les marques, et c’est à grand’peine que je t’écris ; mais ce petit mal m’est doux comme était le sien. J’éprouve un sentiment nouveau, je suis père, mon cher Léon, et le lien qui m’unit à elle me semble plus étroitement serré. Ma mère est accourue m’appeler toute joyeuse. L’enfant est déjà suspendu au sein de sa mère. C’est auprès d’elle, c’est l’œil distrait par cet attendrissant spectacle, que je tâche d’achever ma lettre. Elle est si contente de pouvoir nourrir qu’elle en est folle. Le médecin redoute cette joie. Mon Dieu ! il y a donc toujours une crainte attachée au bonheur ? C’est égal, va, je suis bien heureux.


25 mars.

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C’est à ta prévoyante amitié que je dois ce calme et ce bonheur ; ce sont tes conseils qui ont raffermi mon cœur ébranlé. Je suis rentré, grâce à toi, dans cette route battue par tant de pieds humains, qu’a suivie mon père, et que je suis à mon tour. La reconnaissance de ma mère, la tendresse de ma femme, sont ma récompense, que viendront grossir un jour l’amour et l’estime de mes enfans, récom-