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comme un remords. Qu’est-elle devenue ? Quelle est la vie que mon abandon lui a faite ? J’ai peur de m’en informer, je tremble qu’on ne me l’apprenne ; je crierais à celui qui voudrait me le dire : Ne parlez pas ! car c’est moi qui suis le principe et l’auteur du mal. Elle était pure, défendue par ses sentimens religieux, par l’habitude du travail… À défaut de moi, un autre l’aurait séduite, me diras-tu. Est-ce là une excuse ? Un autre eût été coupable comme je le suis. Elle seule est innocente, elle seule est digne de la pitié des hommes et de la miséricorde de Dieu. Voilà que je me prends à penser à Dieu pour réserver au moins à cette pauvre égarée la chance du repos éternel !


2 septembre.

Tu te plains que je ne t’écris pas assez souvent et que mes lettres sont trop courtes. Tu me pries en grâce de t’entretenir, comme par le passé, de ce que je fais, de ce que j’éprouve. Ce que je fais n’est pas amusant, et ce que j’éprouve n’est pas gai. Pour t’en convaincre, je vais essayer de t’initier aux opérations industrielles et financières auxquelles je me livre…..

Tu bâilles déjà, je parie, à te démonter la mâchoire. Je t’ai prévenu et je m’en lave les mains, comme a fait Pilate et comme font tous ceux qui nous ennuient. Ma femme va bien et semble porter son fardeau sans trop de peine. Elle est gaie et fait déjà des projets. Elle me demande si je désire que ce soit un fils ou une fille. En vérité je ne désire rien. Ces dames te disent mille choses affectueuses ; elles attendent ainsi que moi avec impatience l’époque qui te ramène dans notre ville natale, sur les bords de la mer retentissante. La mer ! il y a dix-huit mois que je ne l’ai vue. On vient de bien loin pour l’admirer ; elle est à votre porte, vous ne la regardez seulement pas. Et cependant j’éprouve comme un vague besoin de me promener seul sur la jetée, fouetté par le vent, éclaboussé par les flots furieux. Malheureusement il fait aujourd’hui un temps superbe. Adieu.


10 novembre.

Aux yeux des étrangers, des indifférens, une femme qui devient mère est un spectacle désagréable et pénible ; aux yeux de son mari, c’est toute autre chose. Il ne peut voir sans un attendrissement secret ce fardeau qu’elle porte si joyeusement, ces souffrances qui l’attendent et qu’elle voudrait hâter, ce visage qui trahit un douloureux travail, mais qui rayonne de l’espoir de la maternité. Louise sera une vraie mère ; elle reportera sur son enfant ces tendresses indécises, cette passion qui s’ignore, dont je n’ai pas voulu. Elle en est d’avance comme transformée. Ce n’est plus la jeune femme timide et