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ment, il s’agit aussi d’elle. Elle t’aime, je m’en suis aperçue, et tu as dû t’en apercevoir toi-même. Elle refuse tous les partis qui se présentent, quelque avantageux qu’ils soient. Il y en a un des plus sérieux que ses parens la pressent d’accepter, et qui lui convient à tous égards. L’incertitude où nous la laissons, l’espérance qu’elle garde en secret, et que diverses circonstances ont encore fortifiée, peuvent l’entraîner à un refus qui compromettrait son avenir. Il faut que tu te décides. Dis un mot, dis-moi que tu ne penses pas à elle, et je me charge de lui ouvrir les yeux. » Une émotion involontaire, étrange, que je ne puis m’expliquer encore, me troublait, me dominait, et je ne trouvais rien à répondre. Elle reprit plus doucement : « Tu as été témoin de sa tendresse filiale, de son dévouement pour moi. Elle m’a sauvée du désespoir. Je ne suis pas assez aveugle pour croire qu’il n’entrait pas dans les soins qu’elle me rendait un secret désir de te plaire : je ne lui en garde pas moins une très vive et très sincère reconnaissance ; mais, je te le répète, ce que nous lui devons nous impose l’obligation de la détromper. » Et comme elle vit que j’allais prononcer son arrêt, elle tressaillit, me regarda bien en face, et d’une voix faible et suppliante : « Réfléchis, Francis, ne te hâte pas. C’est la femme qui te convient, c’est à elle que ton père avait songé pour toi. Tu me rendras réponse demain matin. » Elle me prit les mains, m’embrassa en pleurant et se retira dans sa chambre, fatiguée qu’elle était de sa journée et de l’effort qu’elle avait fait pour avoir avec moi cet entretien décisif.

À peine fus-je seul que je regrettai mon irrésolution, et je fis même un pas pour aller dire à ma mère qu’il était inutile d’attendre jusqu’au lendemain. La crainte de l’affliger m’arrêta. Mécontent, irrité contre moi-même, je pris mon chapeau, et je courus chez Louise, quoiqu’il ne fut pas encore l’heure dont nous étions convenus la veille. J’étais près d’arriver, lorsque j’entrevis sur le seuil un homme que quelqu’un reconduisait, et qui s’enfuit à mon approche. « Vous n’étiez pas seule, » dis-je en entrant à la mère Morin. « Non, me répondit-elle en devenant toute rouge et en prenant son air insolent. Est-ce qu’il n’est plus permis de recevoir ses amis ? » Je pris une chaise et m’assis au coin du feu. « C’est Édouard S… que vous reconduisiez, » repris-je après un instant. « Et quand cela serait ? répliqua-t-elle avec une audace dont je n’avais pas eu d’exemple depuis qu’elle s’était réconciliée avec sa fille. M. Édouard est un bon enfant qui recherche ma société, et qui est plus franc que vous. Oui, oui, j’y vois clair à présent, vous voulez vous marier, quoique vous prétendiez toujours que non. Je le disais encore ce matin à ma fille : les hommes tristes aiment le mariage ; ton monsieur Francis te plantera là, et tu auras l’affront d’en être quittée. »