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avons été reçus très simplement, très amicalement, mais aussi sans cet empressement de mauvais goût avec lequel on accueille un futur gendre. Je leur ai su bon gré de cette réserve. La jeune personne était sortie. J’ai dit, comme je le devais, que je regrettais de ne pouvoir lui renouveler tous mes remerciemens, que je n’oublierais jamais ce qu’elle avait fait pour nous. Mme D… allait répondre, et j’attendais cette réponse avec une certaine curiosité pour voir un peu comment elle interprétait mes paroles, lorsque M. D… mit fin aux complimens en nous proposant de visiter sa serre. Il faut te dire qu’il a la passion des fleurs, mais une de ces passions en dehors, bavardes, prodigues d’exclamations, et qui se satisfont sur le premier venu. Ce jour-là, le premier venu, c’était moi. Je plains celui qui épousera sa fille.


27 mars.

Selon toi, je commence à moins aimer Louise ? Hélas ! mon cher Léon, je te jure que je le voudrais ; mais je ne suis pas de ces heureux mortels qui cueillent toutes les fleurs et tous les fruits d’un amour, et l’abandonnent quand ils l’ont dépouillé. J’ai aimé, j’aime Louise de toute mon âme, et jamais une autre n’occupera la place qu’elle occupe. Il est possible que je sois un jour forcé de renoncer à elle : je l’ai prévu dès le commencement de notre liaison, je le prévois aujourd’hui plus clairement encore ; mais, quoi qu’il arrive, et je le dis avec douleur, on n’aime pas ainsi deux fois. Cet amour n’a pas été seulement une passion, ç’a été presque une vertu. Je me suis senti meilleur du jour où il est né. Je lui ai dû des exaltations et des ivresses qui m’ont élevé au-dessus de moi-même. Louise était digne d’être ma femme, et pourtant je serais libre que je ne l’épouserais pas, et cela pour mille raisons que tu sens, que je t’ai dites, et pour d’autres que je ne puis te dire… Enfin je l’aime uniquement, elle m’est plus chère que ma mère elle-même, et il faudra pour me détacher d’elle un effort qui pourra bien me briser.

Je reprends ma lettre. La crise que je pressentais se déclare. Ma mère, vaincue par mon silence calculé, a enfin abordé un sujet qui nous occupait l’un et l’autre, et que, pour des motifs différens, nous n’osions entamer ni l’un ni l’autre. Elle m’a parlé de Mlle D… voyant ma froideur et devinant le cours de mes pensées : « Écoute, me dit-elle avec une vivacité qui ne lui est pas habituelle, je serai franche avec toi ; te voir son mari est ce que je désire le plus au monde. Je n’imagine personne qui te convienne davantage, et je suis sûre qu’au fond tu lui rends aussi cette justice. Si tu ne te maries pas maintenant, tu ne te marieras jamais. Va, ne m’interromps pas, je sais bien ce qui se passe dans ton cœur ; mais il ne s’agit pas de toi seu-