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hommes sont des sots, mon cher Léon : une petite fille donnerait des leçons de savoir-vivre au plus fort d’entre nous ; mais, trêve de réflexions, laissons parler les faits.

Ces deux dames sont revenues tous les jours voir ma mère et s’installer auprès d’elle. Je les en ai remerciées chaque fois avec effusion. Il est certain que ma mère va mieux, et qu’elles seules réussissent à la soulager. Hier, ma correspondance expédiée, et comme je me sentais un peu las, j’entre un moment dans le salon. Ma mère était seule avec Mlle D… La jeune personne s’était agenouillée à ses pieds sur un coussin et lui montrait je ne sais quel point nouveau. Elle ne m’entendit pas entrer et continua l’explication commencée. Enfin le regard que ma mère jetait sur moi lui fit tourner la tête. Elle m’aperçut, se leva toute confuse, et reprocha à ma mère de ne l’avoir pas prévenue. Je la saluai et lui dis avec un peu d’émotion : « Ah ! mademoiselle, je vous devrai le rétablissement de ma mère. Continuez, continuez, je vous en prie. » Et en disant cela je lui tendais la main. Elle la prit, la serra faiblement. Cette pression légère, imperceptible, m’avertit, m’éclaira. Je restai muet. Je comprenais enfin que cette jeune fille avait vu dans mon empressement à réclamer son aide l’aveu d’un sentiment que je n’éprouvais point. Par bonheur elle se remit aux genoux de ma mère, et je saisis un prétexte pour sortir du salon.

Je comptais bien que le soir ma mère me parlerait de ce qui s’était passé. Elle ne m’a pas dit un mot de Mlle D… Seulement elle s’est montrée pour moi plus tendre et meilleure que jamais.

Voilà ce qui m’arrive, mon cher Léon. Les D… sont persuadés que j’épouserai leur fille ; il est évident que ma mère s’en flatte au fond du cœur, et il est sûr que par ma démarche imprudente je leur ai donné lieu de croire ce qu’ils désirent. L’assiduité de ces dames auprès de ma mère est, à l’heure qu’il est, la nouvelle de toute la ville. Je parierais que le jour du mariage est décidé, que le chiffre de la dot est fixé, et qu’on me fera peut-être demain les complimens d’usage. Je suis furieux, car enfin je songerais à me marier que je ne choisirais point Mlle D… Et pourquoi non ? N’est-elle point dans les conditions les plus avantageuses, les plus convenables, les plus sortables ? N’est-elle pas jolie ? n’est-elle pas ?… Elle m’est odieuse. Je lui en veux de sa facilité à me croire épris d’elle. C’est une petite sotte. Son serrement de main est d’une hardiesse qui doit donner beaucoup à penser. Je ne l’épouserai certainement pas ; mais comment réparer le tort que je lui ai fait ? Je l’ai compromise aux yeux des sots, et cela en récompense du service qu’elle m’a rendu en se dévouant à la santé de ma mère ! Il serait étrange pourtant que je fusse obligé de l’épouser pour les cinq ou six visites que nous lui de-