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pour ainsi dire abandonné à moi-même, et, parce qu’il a toujours paru ne rien savoir, j’avais cru jusqu’alors qu’il ignorait tout. Je le regardais à la dérobée : il était plus pâle que d’habitude et presque honteux de s’être hasardé avec moi sur ce terrain-là. Comme je me taisais, il continua : « Rien ne m’obligeait à rompre. Orphelin, possédant quelque fortune, j’étais maître de ma vie ; mais il y avait dans mon cœur un bon sentiment qui me sauva. J’adorais les enfans, je désirais un fils, et je ne voulus pas m’exposer à rougir un jour devant lui de sa naissance. » Il pâlissait de plus en plus, et sa voix tremblait. Ce sentiment qui nous est commun, qu’il m’a transmis avec le sang, cet amour des enfans m’attendrit. Je lui pris la main et je la serrai. « Va, reprit-il, je fus bien récompensé d’un effort qui était nécessaire. Celle à qui j’aurais tout sacrifié n’était pas digne du sacrifice : je le reconnus plus tard. Puis tu vins au monde. Tu m’as toujours vu froid et grave depuis que tu as l’âge de raison. Les fils ne se doutent pas de ce qu’il y a souvent sous cette gravité des pères. Toi et le travail, vous m’avez consolé de tout. » Il essuya furtivement une larme, la dernière peut-être qu’il donnait à un souvenir mystérieux et cher. Il faut qu’il m’aime bien, mon pauvre père, pour m’avoir fait un tel aveu, pour avoir triomphé de cette pudeur des vieillards qui leur défend l’expansion comme une faiblesse, et leur fait craindre, en ouvrant leur cœur, de perdre une part de notre estime. « Je n’ajouterai que quelques mots, dit-il enfin. Il y a plus d’un an que tu passes presque toutes tes soirées dehors. Je ne m’en plains pas, mais ta mère s’en afflige, et elle t’aurait déjà entrepris sur ce sujet, si je ne l’en avais empêchée. Arrange-toi pour nous donner quelques soirées. J’ai le pressentiment que nous n’en avons plus beaucoup à passer ensemble. » J’écartai cette idée autant que mon émotion me le permit, mais je vis bien que mon père était frappé. Il m’entretint longuement de sa position, de ses affaires, du grand bien dont j’hériterais et que je saurais accroître, quoiqu’il me laissât entièrement libre de travailler ou d’en jouir. « Cependant, ajouta-t-il, revenant par un détour à son point de départ, je crains pour toi l’inaction autant que je la craignais jadis pour moi. Tu es bien mon fils de toutes les manières. Je n’étais pas aussi banquier à trente ans que je te le parais aujourd’hui. Mon dernier mot sera donc : Marie-toi et occupe-toi. » Il entendit ma mère qui rentrait, me fit un signe et parla politique. Ma mère revenait toute pleine de son sermon et se disposait à nous en rapporter les plus beaux passages, lorsque je me levai. — Est-ce parce que je rentre que tu t’en vas ? dit-elle d’un air tendre et fâché. Mon père lui répondit que je ne pouvais rester ce soir, mais qu’il était sûr que je ferais en sorte de passer avec eux la soirée du lendemain. Je le lui promis, j’embrassai ma mère, et me retirai.