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sont pas tordus comme ceux qui garnissent nos routes, et qui, battus des vents, semblent plus difformes que bizarres. Ici le vent passe au-dessus d’eux : ils se balancent dans toute leur grâce ou se dressent dans toute leur majesté. Avançons toujours. Nous voici dans un bois de jeunes ormes. Le ciel, les champs, les murs, tout vous échappe. On se croirait en pleine forêt, loin, bien loin du monde, et dans le cœur même d’une vaste solitude ; mais bientôt un bruit vous éveille et vous attire. C’est l’eau du ruisseau qui se joue dans la roue d’un moulin. Au bout d’un instant, le moulin vous apparaît, et derrière une belle pièce de blé toute jaune avec des touffes de bluets et de coquelicots. Ô simplicité des champs, calme, repos, silence, que vous nous parlez bien mieux qu’un orchestre de village, et que je préfère cette joie qui sort de nous-mêmes et se répand sur la nature à cette autre joie bruyante qui éclate au dehors et ne peut souvent pas pénétrer jusqu’à nous !

Je faisais admirer à Louise une fleur, chef-d’œuvre de grâce qu’on foule aux pieds, un rayon de soleil sur des feuilles mouillées, l’eau qui écume autour d’un caillou, tous ces mille détails sur lesquels se repose notre vue fatiguée de contempler l’ensemble : elle regardait autour d’elle et m’embrassait pour me remercier. Et comme je lui disais : « Non, non, vois ! Que c’est beau, que c’est charmant ! » elle me répondait oui, et ne voyait que moi, et m’embrassait encore. Ainsi elle me récompensait du plaisir que je goûtais comme d’un service rendu ; elle me savait gré de cette émotion, elle n’était point jalouse de cette vallée enchantée.

Voilà une de ces journées qu’on n’oublie jamais non plus.

Nous avons dîné au moulin. Le repas fut assez rustique, mais le charme était rompu, nous n’étions plus seuls. La meunière, accoutumée à ces visites, s’empressait de nous servir, et ses enfans, trois ou quatre bambins d’un aspect peu séduisant, tournaient autour de nous et nous examinaient comme des bêtes curieuses.

Le jour tombait quand nous nous mîmes en marche pour rejoindre notre voiture. Louise, voyant venir la nuit et peu familière avec la solitude de la campagne, hâtait le pas et ne m’écoutait plus avec enivrement comme dans la matinée. Le cocher nous fit attendre une bonne heure. Elle était effrayée, elle croyait voir passer dans l’ombre des figures sinistres, et se pressait contre moi comme un poussin sous l’aile de sa mère. Enfin nous entendîmes le pas des chevaux ; mais, autre sujet d’effroi, notre automédon était ivre. Il avait fraternisé toute la journée dans les cabarets du voisinage. Je fus obligé de monter à côté de lui sur le siège, et de prendre moi-même les rênes. Dès que nous aperçûmes les premières lumières de B…, nous descendîmes bien vite, et nous abandonnâmes le cocher au dieu des