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l’avaient portée si près des brisans, qu’elle n’en était plus qu’à quelques encablures. En ce moment critique, M. de Mauvoisis qui était accouru sur le pont, prit lui-même le commandement : il mit une telle précision dans sa manœuvre, qu’il triompha de l’inertie de la corvette, et parvint à la faire abattre sur l’autre bord, pareil à un cavalier habile qui, ayant à conduire un animal rétif, sait user à propos de la bride et des jambes. S’il eût échoué dans cette dernière tentative, la Truite était inévitablement mise en pièces. On attribua le succès de M. de Mauvoisis en cette occasion à la précaution qu’il prit de filer, en même temps que l’écoute de foc l’écoute de misaine. Je l’attribue plutôt à son remarquable sang-froid et à la solidité de ses nerfs. Au lieu de tenter un quatrième effort, lorsque la corvette était à peine remise d’une fausse manœuvre, il lui donna le temps de recouvrer sa vitesse ; il accrut l’action du gouvernail, en laissant les voiles se gonfler franchement sous la brise et en augmentant ainsi le sillage. Par cette manœuvre, il se rapprochait, il est vrai, du récif de manière à faire frémir les plus intrépides ; mais quand, portant la barre sous le vent, il mit de nouveau les éperons aux flancs de la corvette, il trouva une machine vivante, prête à se détourner des brisans, comme si elle eût eu conscience du péril qu’elle courait. La Durance ne se fût sans doute point tirée, comme la Truite, d’une pareille position : elle dut son salut à son absence de toute qualité nautique. Pendant la nuit, elle s’était tellement arriérée, que, lorsqu’elle reconnut le danger de sa conserve, elle pu manœuvrer en toute sécurité et s’éloigner sans peine des brisans en virant vent arrière.

Pendant neuf jours, nous côtoyâmes cette redoutable terre, tâtant tous les points de la barrière dont nous la trouvions toujours environnée. Nous poussions nos bordées jusqu’au pied des brisans sans rencontrer le fond avec une ligne de sonde de soixante brasses. En dedans de cette chaîne continue de coraux, distante de cinq ou six milles du rivage et toute blanche d’écume, on distinguait parfaitement, du pont même des corvettes, la mer calme et bleue des bassins intérieurs. Il était évident que si nous trouvions une coupure dans le récif, cette coupure nous conduirait dans un excellent port. Aussi prenions-nous tous les soins imaginables pour ne pas dépasser pendant la nuit le dernier point relevé la veille. La côte dont nous pûmes ainsi fixer avec précision les moindres détails n’offrait pas la richesse de végétation qu’on est habitué à rencontrer sous les tropiques. Battue par les vents de sud-ouest, elle ne présentait qu’une succession de collines complètement déboisées. Près du rivage seulement, on apercevait de distance en distance quelques rares bouquets d’arbres. Les feux considérables qui s’allumaient