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m’a été pénible, c’est celui où je me suis séparé de Louise à l’avant-dernière station. Je suis revenu seul comme j’étais parti pourtant ; mais ce n’est pas la même chose. J’allais la rejoindre, je ne la laissais pas. Est-ce donc une créature dont je doive rougir ? Y a-t-il à me cacher de l’aimer ?

Je t’écris avant de l’avoir revue. Elle arrivera ce soir vers les huit heures.

Ô mon cher Léon, comme ces dix jours se sont envolés ! Je suis accablé et presque triste ; mais il faut bien un peu de tristesse après ces grandes joies, comme un peu de pluie après les grandes ardeurs.

Mon père est très content. J’ai fait merveille à Paris, son affaire est terminée. Il m’y enverra encore.


30 avril.

À présent que ma fièvre de bonheur est apaisée, j’éprouve une joie paisible et délicieuse à me rappeler ces dix jours passés à Paris entre elle et toi. Tu la juges maintenant comme elle mérite d’être jugée. Tu ne m’écriras plus que Louise est fort gentille sans doute, mais que mon enthousiasme a sa source dans mon amour seul. Tu l’as observée, cette âme candide, tu l’as étudiée sous tous les aspects ; tu en as apprécié les nuances délicates, le charme infini. Je t’ai surpris plusieurs fois fixant sur elle un regard d’étonnement, ne sachant pas si c’était un rêve ou une réalité, si tu avais affaire à la maîtresse ou à l’épouse. Et pourtant tu es un éplucheur ! La moindre dissonance te blesse, tu es accoutumé aux sons purs et suaves, et une note fausse te gâte tout le charme d’une jolie voix. Lui en est-il échappé une ? As-tu remarqué dans sa tournure, dans son air, dans ses paroles quelque chose qui trahît la grisette de province ? Comment a-t-elle fait pour prendre du soir au lendemain ces manières exquises, ce ton du monde, cet aplomb modeste ? Sache qu’elle n’est point ainsi à B…, elle s’est faite autre pour Paris. Les femmes se transforment comme par miracle, et en un clin d’œil de bergères se font reines. Elles n’ont pas, comme nous, besoin de s’acclimater dans les hautes sphères : l’air qu’on y respire leur convient tout de suite, ce qui prouve bien que la grâce et la beauté sont et seront toujours leurs seuls titres de noblesse. Je te l’avoue, Léon, plusieurs fois pendant notre séjour à Paris, me sentant dans un milieu plus large que celui de la province, je me suis demandé pourquoi, un jour, il ne me serait pas donné d’épouser Louise. Il est vrai qu’en touchant le pavé de B… et en revoyant la mère Morin, elle est bien vite redevenue elle-même. Elle-même ! n’est-ce pas un mérite de plus ? Elle est toujours ce qu’elle doit être. Tu admirais le respect