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Je me hâte d’abord de t’apprendre que mon père est entièrement rétabli. Il ne veut même pas qu’on ait l’air de croire qu’il a été indisposé, et se fâche quand on lui demande comment il va. Le 2 janvier il a paru à la banque comme à l’ordinaire et m’a envoyé faire des visites, disant qu’il s’acquitterait fort bien de sa besogne et de la mienne. Je suppose que la grande chaleur qu’il faisait dans le salon aura déterminé cet évanouissement qui nous a tant inquiétés.

Tu conçois que j’attendais avec impatience que la nuit eût déployé ses ailes noires, et je ne fis quelques visites officielles que pour m’aider à tuer le temps. À neuf heures, je cours chez Louise, je frappe : c’est la mère Morin qui m’ouvre. Mauvais présage ! Jamais encore Louise n’avait laissé ce soin-là à sa mère. « Ma fille est sortie, » me dit celle-ci d’un air pincé. Je ne pouvais le croire et la cherchais des yeux. « Écoutez donc, poursuivit Mme Morin, chacun son tour ; hier nous vous avons attendu jusqu’à minuit. — Si je ne suis point venu hier, m’écriai-je, c’est que la chose m’a été impossible. Louise aurait dû le penser. Où est-elle ? — Elle est allée passer la soirée en ville, et ne rentrera peut-être pas ; son amie doit la retenir à coucher. » J’étais furieux. Je m’asseyais, je me levais, je ne savais que faire ni que dire. « Y a-t-il longtemps qu’elle est partie ? repris-je au bout d’un instant. — Elle ne faisait que de sortir quand vous êtes arrivé. » En ce moment, on frappe à la porte d’une certaine manière. Je me cache. « Ne lui dites pas… » La mère ouvre. Je ne sais quel regard elles échangèrent, mais je m’aperçus bien à la voix de Louise qu’elle savait que j’étais là, et qu’elle s’efforçait de donner un bon prétexte à son retour. Elle venait prendre son gros châle, parce qu’étant au bout de la rue, elle avait reconnu qu’il faisait très froid. Le châle pris, elle embrasse sa mère et fait mine de s’éloigner sans même s’informer de moi. Je m’élance de ma cachette. « Ah ! vous m’avez fait peur, » dit-elle d’un ton sec. Puis se tournant vers sa mère : « Pourquoi ne m’as-tu pas avertie que monsieur était là ? » Je coupai la parole à Mme Morin et m’avançai pour embrasser Louise. Elle me repoussa ; je me mis à rire. Elle s’arrêta et me regarda d’un œil irrité. Elle était très pâle. « Vous riez de l’inquiétude que vous m’avez causée ? » dit-elle. Je ne répondis rien à ce reproche, et me bornai à lui raconter ce qui s’était passé. Je l’observais tout en parlant, et je voyais ses yeux se gonfler, sa poitrine se soulever, et tous les symptômes d’une émotion violente. Quand j’eus fini, elle se jeta dans mes bras, et m’inondant de ses larmes : « Que je t’aime ! » murmura-t-elle d’une voix que mon cœur seul put entendre.

J’étais moi-même très ému. La nature de Louise est contenue plutôt qu’expansive. Jamais elle ne m’avait encore parlé avec cette