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Rassure-toi, mon cher Léon. La ville me marie ainsi tous les quinze jours avec quelque riche héritière. Il n’importe, je revins chez moi assez mécontent, maudissant les fleurs que j’avais bénies la veille ; mais qu’est-ce, après tout, que l’instant de dépit qu’elles m’ont causé en comparaison de l’heure de joie qu’elles m’ont rappelée, et dont le souvenir est inséparable de leur doux parfum ?


2 janvier 185…

L’année a mal commencé pour moi. Je n’avais pas eu trop de toute ma journée pour aller embrasser à domicile les divers membres de ma famille (tu sais si elle est nombreuse !) et nos plus intimes amis. Le soir, on dînait chez mon père ; vingt personnes, et pas un étranger ! Le café pris, je parvins à m’esquiver, et j’étais monté dans ma chambre prendre le petit cadeau que je destinais à Louise, lorsque j’entends du bruit, des allées et des venues, un mélange de voix confuses. On frappe à ma porte : c’était un de mes cousins qui accourait me prévenir que mon père venait de perdre connaissance. Je descends : je vois mon père pâle, les yeux ouverts, mais ne pouvant parler encore. Le médecin était déjà là. Il me rassura du regard. Mon père revint complètement à lui ; mais il se trouva si faible qu’il me pria de lui donner le bras pour gagner sa chambre, ce qui nous surprit tous, car il n’aime pas qu’on l’aide en rien. Au bout d’une heure, il se sentait tout à fait remis, nos parens étaient partis, et j’étais seul près de son lit avec ma mère toujours inquiète, quoiqu’il n’y eût plus de danger. « Tu ne sortiras pas ce soir, n’est-ce pas, Francis ? me dit-elle lorsque mon père nous pria de le laisser. — Non, lui répliquai-je un peu contrarié. » Sa demande était bien naturelle. Elle craignait que mon père ne se trouvât plus mal dans la nuit, et elle voulait que je fusse là. D’un autre côté, le médecin m’avait entièrement rassuré ; il n’y avait plus l’ombre d’un danger. Louise m’attendait. Si je sortais, ma mère le saurait-elle ? Deux fois je me levai de mon fauteuil, deux fois une volonté plus forte que le désir de mon cœur m’arrêta sur le seuil de ma chambre. A minuit, tout était tranquille dans la maison. Mon père reposait, le domestique qui le veillait s’était endormi. Je pouvais sortir, personne ne le saurait. Louise serait si heureuse… Admire-moi, Léon ! j’ai pris mon courage à deux mains, et je me suis couché.


8 janvier.

Comme tout se tient, mon cher Léon ! comme tous les fils épars de notre vie sont reliés entre eux ! Qui m’eût dit que la subite indisposition de mon père me procurerait la plus précieuse des découvertes, celle de l’amour passionné que Louise a pour moi ?