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B…, 15 décembre 185…

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Tu me fais une question qui me surprend de la part d’un poète. Vous autres Parisiens, vous vous imaginez qu’on ne peut être aimé que pour de l’argent, que les tendresses, les extases, les larmes, les sourires, les querelles et les raccommodemens sont des articles à mettre sur la note, et que cette note doit être acquittée à la fin de chaque mois. Vous n’avez affaire qu’à des créatures qui exploitent leur beauté comme vous exploitez vos capitaux. Vous ne vous étonnez pas qu’elles préfèrent les plus gros placemens. Quand par hasard vous sortez du monde industriel, et vous élancez, pour les beaux yeux d’une femme honnête, sur le terrain glissant d’une intrigue bourgeoise, vous faites bien vite l’éducation de la dame, qui devient, pour vous complaire, parfaitement semblable à la Danaë que vous lui avez sacrifiée. Au bout d’un mois, cette dame vous demande des robes et des conseils sur la manière de les porter. De là vient que tant de vos charmantes Parisiennes ont l’air, sans s’en douter, de ce qu’elles ne sont pas. Dieu merci, mon amour n’habite pas la capitale du monde civilisé ; Louise m’aime pour moi-même, et, puisqu’il faut te le prouver, sceptique, je ne lui donne rien. Oh ! voilà un argument qui te ferme la bouche. Je ne lui donne rien,… et d’abord je ne pourrais pas lui donner grand’chose. Mon père est millionnaire, mais je ne suis pas riche. Ma dépense se borne à d’innocentes galanteries, une robe, une dentelle, un bijou de mince valeur, quelquefois les frais d’un souper froid que j’apporte moi-même quand la nuit est bien noire. À ce détail, je devine ton sourire. Tu me vois d’ici, n’est-ce pas ? arrivant avec mon panier (ajoutes-y une blouse que j’endosse pour compléter le déguisement), tremblant d’être reconnu et hâtant le pas, comme honteux du rôle que je m’impose ? Mais, une fois la porte ouverte et refermée sur moi, Louise accourt, et me débarrasse, et rit ; elle étale sur la table le pâté, les bouteilles, les fruits, et je soupe de bon appétit, car j’ai très peu dîné pour souper avec elle. Ah ! moqueur, ris si tu veux ; mais tes soupers ne valent pas ceux-là. Il va sans dire que Louise m’interdirait même ces légères dépenses, si elle savait combien mes finances sont bornées. Ainsi que tout le monde, elle me croit cousu d’or et d’argent. Je m’arrête : c’est assez bavarder pour cette fois ; mais voilà où m’entraîne ton outrageante curiosité. Ce que je lui donne ! Ah ! çà, comment aimez-vous donc ?


B…, 28 décembre 185…

J’ai passé hier une de ces soirées charmantes dont le souvenir se grave à jamais dans le cœur. Louise s’était aperçue, sans que j’en