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Cette sœur, qui s’appelait Euphémie, et qui gardait sous sa robe de laine quelque chose d’humain, se fit la nourrice morale de l’enfant. Louise devint, en grandissant, un prodige de savoir et de vertu, et fut bientôt citée par la ville comme un modèle à suivre. La mère Morin, charmée et quelque peu surprise de voir les choses tourner ainsi, mais flattée dans son orgueil, se mit du mieux qu’elle put en harmonie avec les aspirations chrétiennes de sa fille. C’est de là qu’elle a pris ces airs confits et cette voix sucrée qui me font tant de mal. Quand l’enfant fut en âge de travailler, ce fut encore sœur Euphémie qui lui choisit ses pratiques, qui la recommanda dans les meilleures maisons, surtout dans celles où il n’y avait pas de jeunes gens. Louise cousait et brodait comme une fée. Elle avait plus d’ouvrage qu’elle n’en pouvait faire. La mère Morin, de son côté, gagnait de bonnes journées. Le petit ménage se trouvait donc dans un état de prospérité relative, et quoique la jeune fille eût atteint l’âge terrible de dix-sept ans, tout allait pour le mieux, lorsque la providence de sa jeunesse, la gardienne de ses mœurs, la directrice de sa vie, lorsque sœur Euphémie mourut. Ce fut la première grande douleur de Louise. Il se fit un vide immense dans ce cœur que sœur Euphémie remplissait tout entier. La nature commençait à parler, à troubler les sens de la pauvre fille. Elle avait des caprices, des tristesses, des découragemens pleins de larmes. La mère Morin comprit cela mieux que tout le reste. Elle dit à Louise qu’il fallait bien se distraire un peu après avoir travaillé toute la semaine, qu’elle devait aller se promener le dimanche après vêpres avec ses bonnes amies. C’est vers ce temps que je la vis pour la première fois dans une maison où elle travaillait. On me plaisanta devant elle sur ma passion pour la danse, sur mon intrépidité à courir nos ducasses et nos fêtes de village. Je ne me défendis pas du plaisir naïf que j’y trouvais. Le dimanche suivant, me rendant à la ducasse de P…, qui n’est qu’à une lieue de la ville, je la vis sur la route avec ses compagnes et je la saluai. Elle rougit, je m’en aperçus. Le soir je la cherchai vainement dans la fête, elle n’avait pas osé aller jusqu’à P… Un autre dimanche, je la rencontrai sur la route d’une autre ducasse ; je parlai à la jeune fille qui l’accompagnait et qui était en grand secret la maîtresse d’un de mes amis. Ce jour-là, elle fut plus brave : elle alla jusqu’à la fête, mais elle ne voulut pas danser. Elle ne savait pas encore, elle apprendrait, me dit-elle. Depuis lors, sans rendez-vous donnés, nous nous rencontrâmes tous les dimanches, nous dansâmes ensemble avec ivresse, avec fureur. Et la mère Morin s’applaudissait de voir sa fille s’amuser et suivre ses conseils, et voilà comment c’est grâce à elle que j’ai connu Louise. Horrible, most horrible ! dirait Shakspeare.