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est un petit vieillard chauve, potelé, rebondi, jovial, n’ayant pas l’air de s’occuper de son bien, — égoïste et implacable.

L’état d’abaissement où sont maintenus les paysans les ramène à une sorte de niveau commun. Cependant les individualités qui présentent un certain relief, soit en s’élevant au-dessus de ce niveau, soit par l’excès même de l’anéantissement (l’expression est russe), n’en sont que plus curieuses. Le sentiment poétique ne manque pas au paysan russe : il n’est pas relevé peut-être par la comparaison et le jugement, mais il existe. La passion du serf moscovite pour la musique a fourni à M. Tourguenef le sujet de l’un de ses meilleurs récits, les Chanteurs. On y retrouve cet amour du pays dont nous avons déjà parlé ; « Chacune des notes qu’il nous jetait, dit l’auteur parlant d’un de ces paysans, avait je ne sais quoi de national et de vaste comme les horizons de nos steppes immenses. »

La condition des paysannes russes, souverainement méprisées de leurs maris, est des plus malheureuses. Du reste, comme nous l’enseigne l’histoire de tous les peuples, les femmes subissent en Russie leur sort sans indignation et sans étonnement. Dans une chanson russe, une mère s’écrie : « Quel fils es-tu pour moi ? quel chef de famille seras-tu lorsque tu seras vieux ? Tu ne bats point ta femme… » La femme joue cependant un certain rôle dans l’ouvrage de M. Tourguenef. Nous nous contenterons d’indiquer les amours du propriétaire Karataïef avec la serve Matréna, ceux du noble Tchertapkanof avec Macha, la bohémienne, et la gracieuse nouvelle intitulée le Rendez-vous.

Outre les études relatives à. la société moscovite, les Récits d’un Chasseur contiennent plusieurs études morales et individuelles d’un tel intérêt et d’une si grande sûreté de touche, que nous y voyons l’expression la plus haute du talent de l’auteur. Le récit qui a pour titre le Hamlet du district de Tchigri nous offre entre autres l’étude d’un caractère entièrement humain, entièrement cosmopolite. L’individu qui raconte sa vie a été continuellement possédé du désir d’être original. « Mon verre n’est pas grand,… » dit-il comme Alfred de Musset. Selon lui, les originaux ont seuls le droit de vivre. Il faut avoir sa propre odeur. Il parcourut le monde, il alla à Berlin, il étudia Hegel, il connut Goethe, il revint dans son pays sans posséder cette originalité si ardemment cherchée. Un soir, après rêver, il crut aimer une jeune fille, il l’épousa. Cette jeune fille était elle-même consumée par une souffrance secrète : elle mourut. « Elle semblait, dit-il, mal à l’aise, même dans le cercueil. » Enfin il finit par rechercher les autres pour s’attirer volontairement toutes les petites humiliations qui pouvaient encore l’avilir à ses propres yeux. Notons encore, pour terminer, ce touchant récit où une jeune malade aime un pauvre médecin, et se donne à lui afin d’aimer avant de mourir.

Le titre de l’ouvrage nous ramène à ce qui se rapporte particulièrement à la chasse et au sol, abstraction faite des personnages. L’auteur est peintre, et il possède un sentiment très vif de la nature, une profonde intelligence du paysage. Les lieux, les aspects, les saisons, les heures, lui apportent leurs élémens spéciaux et variés qu’il distingue et qu’il saisit avec un rare bonheur. En un mot, le paysage est précis et homogène. Le conteur part pour chasser la bécasse ou le coq de bruyère ; il traverse les steppes et les bois ;