Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il s’agit moins de ce qui est écrit que de ce qui s’exécute, car dans la pratique les garanties en apparence les plus protectrices peuvent être complètement annulées, et le paysan peut retomber plus misérable que jamais entre les mains de son maître. Et cependant qui pourrait dire que cet affranchissement progressif, prudemment conduit, sincèrement accompli, n’est point de nature à épargner à la Russie d’effrayantes catastrophes ? C’est peut-être le seul moyen qu’aurait cet immense empire d’élever ses forces au niveau de son ambition. L’empereur Nicolas, lorsqu’il adopta ce qu’on a nommé la mesure des inventaires, qui, sans être un acte d’affranchissement, pouvait préparer la liberté ultérieure du paysan, l’empereur Nicolas lui-même rencontra dans sa noblesse bien des résistances, de ces sortes de résistances qui sont les plus dangereuses, parce qu’elles consistent à fausser ou à éluder les prescriptions les plus formelles. L’empereur Alexandre sera-t-il plus heureux en faisant un essai nouveau dans une portion de son empire ? Il a du moins marqué le but, et ce but est la liberté, non certes la liberté politique, mais la liberté civile la plus simple, la plus élémentaire.

La liberté politique a bien ailleurs ses théâtres, et pour elle cette année n’a point été sans épreuves. En Belgique et en Piémont, l’éternelle question de la prépondérance des partis s’agitait, récemment, et elle a été résolue par les dernières élections, d’où sont sorties des chambres nouvelles. C’est dans les parlemens de Bruxelles et de Turin qu’est le débat aujourd’hui. Il y a cependant une différence entre les deux pays : en Belgique, le résultat des élections a été tranché et décisif. Une majorité libérale s’est nettement dessinée, et les premières opérations de la chambre nouvelle ne font qu’attester le succès de cette majorité. En Piémont, le parlement s’organise ; il vérifie les pouvoirs de ses membres ; les partis semblent se mesurer, se consulter sans se hâter d’entrer en lutte. M. Brofferio offre son appui au ministère pour marcher hardiment dans la voie du progrès, et le ministre de l’intérieur, M. Ratazzi, sans décliner l’appui de M. Brofferio, ajourne l’exposé de la politique du cabinet. Il y a comme une vague incertitude partout. Au fond, cela veut dire que le résultat du dernier scrutin n’est point aussi net en Piémont qu’en Belgique, et qu’il a été un peu inattendu pour tout le monde, surtout peut-être pour ceux des membres du cabinet qui avaient pour mission d’exercer une action directe et efficace dans les élections. Ce n’est pas que le ministère ait perdu la majorité dans les chambres ; mais le notable accroissement de l’opposition de droite a créé une situation nouvelle, faite pour inspirer une prudente réserve dans les luttes qui s’engageront. Il est certain que cette situation a des difficultés pour tout le monde. Si les libéraux piémontais voulaient poursuivre jusqu’au bout la réalisation d’une politique excessive et chimérique, ils peuvent voir qu’ils rencontreraient une opposition vigoureuse dans le parlement même. Si la droite à son tour paraissait menacer les principes du régime constitutionnel, elle ne se trouverait pas seulement en face du parti libéral tout entier, elle rencontrerait devant elle le roi lui-même. Le roi Victor-Emmanuel est un prince libéral, de bon sens et d’une grande loyauté. Sans prétendre se jeter dans les aventures, il est dévoué à la cause italienne. Il a du goût pour la politique qu’il a suivie depuis neuf ans avec M. d’Azeglio et M. de Cavour.