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facultés et les avoir perdues ! Il souffrait ainsi doublement et par la pensée de ce qui était et par la pensée de ce qui aurait pu être. Il en avait eu vaguement conscience autrefois, et il se reprochait d’avoir cédé aux prières de Madeleine. Ne l’avait-il pas sacrifiée en la donnant à Urbain? — Pourquoi ai-je cru qu’elle le sauverait? disait-il. Le ver était déjà au cœur du fruit.

Vers la fin du mois, un matin, le père Noël, qui avait retrouvé pour Madeleine ses jambes de vingt ans, arriva dans la maisonnette; il avait à la main un jouet pour Louison, et sous son bras un paquet d’étoffes pour la mère. — Tiens, petite, ça t’occupera pendant que je causerai avec Urbain, dit-il... Taille là-dedans des robes et des jupons... Dans une heure, tu feras mettre le couvert.

L’air joyeux du père Noël fit bien voir à Madeleine qu’elle ne devait pas avoir d’appréhension sur le résultat de cette conférence; elle le laissa donc s’enfoncer avec Urbain sous une tonnelle où il y avait un banc pour s’asseoir.

— Tiens ! dit le père Noël en tirant une liasse de papiers de sa poche, la liquidation est finie. Bonté du ciel, les avais-tu embrouillées, ces malheureuses affaires! Le notaire a failli ne pas s’y reconnaître... Enfin voici les quittances; tu ne dois plus rien.

— Que reste-t-il? demanda Urbain.

— Il reste ça! répondit brusquement le père Noël en touchant les papiers du doigt.

Urbain étouffa un soupir. Il avait eu l’espoir un instant de pouvoir retourner à Paris. Comme dans un éclair, le boulevard tout resplendissant avait brillé à ses yeux.

— Maintenant il s’agit de vivre, reprit le père Noël.

Urbain le regarda en dessous, retournant les papiers dans ses mains. — Je ne sais pas si tu t’en es aperçu, poursuivit le père Noël, mais voilà quelque chose comme deux ou trois mois que tu ne fais rien.

— Qui vous l’a dit? répondit Urbain... On peut ne pas rester assis devant un pupitre et travailler cependant... Un artiste...

— Pas de discours ! s’écria le père Noël en l’interrompant. J’ai lu ce que tu vas me dire dans vingt journaux; donc tais-toi. Madeleine n’a plus rien, et tu as un enfant. Il faut leur donner du pain. Oh ! si tu étais malade, je serais là, et on trouverait bien encore quelques économies au fond d’un vieux tiroir. Malheureusement pour toi, tu te portes bien; c’est pourquoi j’ai résolu de te céder ma place. En quelques mois, tu manieras les orgues aussi bien qu’un autre. Tu auras là de bons appointemens. De plus, je vais te présenter dans deux ou trois maisons où l’on a besoin d’un professeur; cela t’occupera le matin et les dimanches. Le reste du temps t’appartiendra. Tu pourras te remettre un peu au contre-point et revoir aussi les vieux