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tout entière à sa disposition, lui recommandant de ne se gêner en rien, et poussa la munificence jusqu’à faire venir le dîner de chez le traiteur. Toutefois au bout de quelques jours cet accident, si bien accueilli d’abord, la dérangea dans ses habitudes. Louison faisait du bruit et marchait sur les plates-bandes du petit jardin ; d’un autre côté, la mère Béru ne savait où mettre les pots de confiture et les fruits qu’elle avait retirés de la chambre occupée autrefois par Madeleine. Elle ne lui épargnait pas les allusions désobligeantes, tout en l’appelant sa chère mignonne. La ménagère était de mauvaise humeur du matin au soir. Le père Noël avait prévu tout cela; à l’insu de Madeleine et dès son retour à Blois, il avait fait préparer un joli logement rue des Fossés, tout proche de celui qu’il occupait encore. On n’était qu’à quelques pas de la campagne. Madeleine fut bientôt installée dans ce petit appartement, où rien n’avait été oublié : il y avait une chambre pour elle, une autre tout auprès pour Louison, un grand cabinet de travail pour Urbain; elle reconnut quelques-uns des meubles qu’elle avait du temps qu’elle était petite fille, et d’autres qui avaient été à l’usage de son mari. Elle prit les mains du vieil organiste et les serra entre les siennes. — Pourquoi me remercier? dit-il; je n’ai rien à faire, et ça m’amuse de penser à toi.

Il lui fit voir un piano dans un coin de la pièce réservée à Urbain. — Il est bon, reprit-il, je l’ai choisi moi-même. La question est de savoir s’il voudra y toucher.

C’était en effet une question bien difficile. Depuis son retour à Blois, Urbain était comme un mort; il ne se fâchait pas, il ne grondait pas, il ne se plaignait pas; seulement il n’existait plus. Au milieu de l’air frais et salubre qu’il respirait de sa fenêtre, il regrettait la poussière du boulevard; l’asphalte lui manquait. D’étranges inquiétudes le tourmentaient au moment où il avait coutume de rejoindre Bergevin, qui l’attendait tous les soirs aux Champs-Elysées. Il se levait et marchait au hasard dans le jardin; on aurait dit qu’il cherchait une porte pour s’enfuir. Il s’arrêtait quelquefois sur un banc et battait la mesure avec une baguette qu’il avait arrachée à un arbrisseau en passant. Quand il lisait un journal de Paris, certains mots le faisaient devenir tout rouge. Un jour qu’il froissait le papier avec rage, Madeleine se pencha doucement sur son épaule.

— Qu’est-ce donc? lui dit-elle.

Urbain posa le doigt sur un feuilleton qui rendait compte de la première représentation d’un opéra qui avait obtenu un grand succès. Il était d’un jeune compositeur appelé Charles Gaujal.

— Quelles intrigues! s’écria Urbain; un garçon qui n’a aucun talent! A mon arrivée à Paris, on ne lui aurait pas confié les paroles d’une romance! Voilà qu’on le joue à l’Opéra, et on n’a pas voulu seulement entendre mon Sardanapale !