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m’avez entendue, vous ne me trahirez pas! — Elle posa sa fille à terre et entraîna Paul sur le balcon. Son visage était en quelque sorte illuminé; il rayonnait de joie et de tendresse. — Ah! dit-elle, vous ne savez pas combien je suis heureuse! Moi aussi je travaille; j’en suis toute fière!

Le soir même, le temps étant clair et doux, Madeleine habilla sa fille d’une robe toute neuve et la conduisit aux Champs-Elysées. La mère était assise au pied d’un arbre. Louison jouait auprès d’elle. Des voitures et des cavaliers allaient et venaient sur la chaussée. Tout à coup Madeleine eut comme un éblouissement : elle venait d’apercevoir Urbain dans un coupé avec une femme qui avait un chapeau rose et à laquelle il parlait en riant. — C’est impossible! pensa-t-elle. Urbain lui avait dit à déjeuner qu’il passerait la journée dans les bureaux du ministère, où il sollicitait une extension de privilège. Elle pencha sa tête en avant, un embarras de voitures força le coupé à s’arrêter; une de ces petites filles qui courent les Champs-Elysées avec des fleurs plein les mains s’approcha de la portière. L’homme qui était dans le coupé tira une pièce de monnaie de sa poche, prit le bouquet qu’on lui offrait et le présenta à sa voisine. C’était bien Urbain. Madeleine devint toute pâle, et le coupé disparut. Louison, qui n’avait rien vu, s’approcha d’elle et l’embrassa avec câlinerie. Madeleine ne lui rendit pas son baiser. Le pressentiment d’un grand malheur l’avait comme frappée. Elle regarda sur la chaussée, les yeux gros de larmes. Elle avait toujours dans la pensée le chapeau rose de cette femme. Le coupé ne revint pas. Lasse d’attendre, elle prit sa fille par la main et l’entraîna vers la rue des Martyrs. Elle répondait par monosyllabes aux questions que Louison, un peu inquiète, ne cessait de lui adresser, et la plupart du temps elle ne l’écoutait même pas. Elle marchait tantôt lentement, tantôt vite. Une calèche qui arrivait au grand trot faillit les renverser toutes deux au coin du boulevard et de la Chaussée-d’Antin. L’enfant eut grand’peur et se mit à pleurer. Madeleine l’emporta en courant. — Ce ne sera rien! lui dit-elle; calme-toi. — C’était elle qui avait besoin d’être calmée! En arrivant rue des Martyrs, elle trouva une lettre par laquelle Urbain la prévenait qu’une affaire urgente ne lui permettrait pas de rentrer pour dîner. Madeleine froissa la lettre et s’assit à table avec Louison; elle ne mangea rien. Le chapeau rose était toujours devant ses yeux. Quand Louison fut couchée, elle voulut prendre son pinceau et ses couleurs. Elle resta immobile, la main en l’air sur son papier, — Bien sûr, je me suis trompée, se disait-elle, ce n’était pas lui. Pourquoi me tromperait-il? que lui ai-je fait? Il se moquera de moi ce soir, quand je lui dirai tout. — Puis, par un mouvement subit, elle se leva, jeta un châle sur ses épaules et courut du côté des Champs-Elysées.