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l’oisiveté et de l’amour-propre. Du salon qui l’agite il peut tomber à la taverne qui le perdra. Le laisserez-vous gaspiller sa vie?... J’ai vu cent jeunes gens commencer ainsi et finir dans la bohème. Il est temps encore de l’arrêter.

— Merci, dit Madeleine.

Urbain arriva sur ces entrefaites. — Victoire! cria-t-il; le duc de R... m’écrit pour me prier de mettre en musique un poème que les artistes de l’Opéra-Comique exécuteront prochainement chez lui.

— Ah! le duc de R...? dit Paul.

Il regarda Madeleine tristement et sortit.


V.

Depuis que Madeleine avait mis au monde une fille, cette joie suprême l’avait rendue plus grave, en lui faisant voir de quel doux fardeau son avenir était chargé. La mère absorbait un peu la femme. Se souvenant des conseils de Paul, elle parla un langage plus ferme à son mari. Il l’écoutait avec des alternatives de faiblesse et d’emportement. Un jour il répondait qu’elle avait raison et qu’il allait se mettre résolument au travail, mais ses bonnes intentions avaient la fragilité du verre et l’inconstance du vent; une autre fois il s’écriait qu’il savait mieux qu’une femme ce qu’il devait faire, et qu’il n’avait d’avis à recevoir de personne. Madeleine ne se fâchait jamais. Il lui suffisait de le regarder quand il rentrait pour deviner une partie de ce qui s’était passé. Le boulevard et mille courses inutiles dévoraient le temps d’Urbain. Il se mit enfin à composer la musique de ce libretto au sujet duquel le duc de R... Lui avait écrit, et dont les vers avaient été rimes par un poète de salon dont les cartes de visite étaient timbrées d’une couronne de marquis. La composition de l’opéra prit deux mois; les répétitions en prirent un autre. Les soins qu’il fallait y apporter le retenaient presque toujours hors de son logis. Un peu par désordre, un peu par affectation-, il désertait le foyer domestique. On le surprenait souvent seul, dînant chez un restaurateur. Quelquefois il traitait un ami ou deux. Il croyait que la régularité dans les habitudes n’était pas compatible avec le génie, et que le décousu dans la vie était une preuve d’imagination. De prétendus artistes le lui avaient fait comprendre, et il pratiquait ce beau système en attendant que le génie vint. Rien ne venait, et l’argent s’en allait.

Les feuilles musicales cependant, à la prière de Paul, qui était devenu l’ami de la maison depuis son explication avec Madeleine, s’étaient occupées avec une certaine suite d’Urbain et de ses compositions. Le père Noël avait ainsi lu le nom de son ancien élève cité dans divers articles; mais le vieil organiste, qui connaissait Paris,