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rentra seule et l’attendit une grande partie de la nuit. Il revint enfin, pâle de lassitude, mais enivré, flatté outre mesure, et tout confit d’adulations banales; il croyait de bonne foi qu’il avait fait un chef-d’œuvre. Tout en causant avec sa femme, il fredonnait les motifs de sa cantate et s’interrompait pour lui en faire savourer les délicatesses. Le lendemain, il n’attendit pas le déjeuner pour disparaître. La comtesse voulait répéter au piano les principaux airs qu’elle avait applaudis la veille. Un mot peindra la situation d’Urbain auprès de cette protectrice qu’il appelait sa bonne fée. Un jour qu’il venait de chanter avec éclat une mélodie qui portait son nom, elle demanda à Paul Vilon ce qu’il pensait d’Urbain. Le journaliste lui montra du doigt des pêchers rangés en espaliers le long d’un mur. — Tous ces arbres portent des fleurs, dit-il; combien porteront des fruits? — Bon! répondit-elle, je n’aime que les bouquets.

A peu de jours de là, Urbain annonça à sa femme qu’il allait déménager. Trois pièces meublées, aux environs de la place Saint-Sulpice, ne lui paraissaient plus suffire à sa position nouvelle. Une partie des raisons qu’il fit valoir avait un certain poids; Madeleine s’y rendit en soupirant. Il était dans sa nature de s’attacher aux lieux où elle avait cru rencontrer le bonheur, et ce modeste salon où Urbain avait passé de si belles heures entre elle et le travail lui semblait un coin béni. Elle ne dit donc pas adieu à ces honnêtes meubles d’acajou, tapissés de drap rouge galonné de passementerie jaune, sans un secret serrement de cœur; mais tout en quittant ce premier asile où son obscurité s’était abritée, Madeleine aurait voulu qu’on cherchât un quartier paisible où la vie ne fût pas coûteuse et où la solitude fût encore facile. Urbain secoua la tête; il ne fallait à aucun prix s’écarter des théâtres, où mille occupations l’appelleraient prochainement. Il fit donc choix, rue des Martyrs, d’un joli appartement qui donnait sur des jardins. Quand Madeleine, qui présidait aux soins de l’installation, voulut faire enlever le piano du père Noël, elle apprit qu’Urbain l’avait vendu. La jeune femme en éprouva un chagrin profond. Ce piano, qui venait de leur vieil ami et sur lequel Urbain avait composé sa cantate, était pour elle comme une relique; elle s’était accoutumée à le voir. Il lui semblait que quelque chose de leur intimité disparaissait avec le piano du père Noël. Elle ne put s’empêcher de le dire à Urbain, dont on devine la réponse. Un si modeste instrument pouvait-il convenir à un artiste qu’avait applaudi le public de l’Opéra? Il fallait désormais à Urbain un mobilier magnifique, et Madeleine entrevit aussitôt un coin de l’abîme dans lequel des rêves plus brillans que solides pouvaient un jour précipiter son mari. Espérant toutefois retenir Urbain sur la pente où il n’était que trop disposé à courir d’un pied leste, elle partagea les soins qu’il donnait à leur appartement, et