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portait peu de savoir ce qu’on en pensait. Elle ne savait pas au juste si le compositeur dont elle ornait son piano était marié ou non ; elle n’avait nul souci de son avenir, et nulle jalousie de son passé. Sa jeunesse, sa bonne grâce, son talent d’improvisation l’avaient charmée. Il lui paraissait en outre de bon goût de mêler quelques parias de l’intelligence aux élus de l’aristocratie qui paradaient dans son salon. Ses amis du faubourg Saint-Honoré se souvenaient qu’à son premier voyage elle avait fait éclore au doux feu de son boudoir un poète qu’elle comparait à lord Byron; le poète avait publié un volume d’élégies, et personne ne savait ce qu’il était devenu; les vertes palmes qu’on promettait à son jeune front s’étaient fanées avant de fleurir. A présent la comtesse se passionnait pour la musique, comme autrefois elle était de flamme pour la poésie. On pensait que le tour de la peinture viendrait plus tard.

Les salons ne sont pas rares à Paris où l’on fait profession de pousser des génies vers l’immortalité. Des héroïnes titrées s’y rencontrent pour aider à leur vol. On y parle volontiers en un langage parfumé de Raphaëls, de Pergolèses et de Dantes inconnus. Au fond de ces enthousiasmes, qui ont la durée des pâquerettes, il n’y a que de la frivolité et du désœuvrement. Le malheur est que de pauvres esprits s’y laissent prendre et se croient appelés à de hautes destinées sur la foi de ces adoptions. Or le salon de Mme la comtesse Czerniski était un des endroits où l’on aimait le plus à découvrir de petits grands hommes pour les hausser sur un piédestal éphémère.

Parmi les personnes qui s’y montraient assidûment, il s’en rencontra une qui jouissait de quelque crédit à l’administration des beaux-arts. L’ami de la comtesse complimenta chaudement Urbain, promit de l’appuyer, et obtint de faire exécuter une de ses compositions à une grande représentation à bénéfice qu’on devait donner à l’Opéra. À cette bonne nouvelle, la tête du jeune artiste s’enflamma. Pendant quatre ou cinq nuits, il travailla sans relâche aux morceaux que comportait la cantate avec chœurs qui lui avait été confiée. Dans la journée, il chantait à Madeleine les parties achevées, puis il portait chez la comtesse les feuilles de papier maculées d’encre. Sa femme ne se plaignait pas trop de cette assiduité et de ces absences dont cependant elle souffrait : elle y croyait l’avenir d’Urbain engagé. Le soir vint de cette représentation solennelle. La société de la comtesse remplissait les premières loges; Madeleine se cacha dans une baignoire. La cantate fut applaudie dès les premières mesures. A la fin, ce fut un vrai tonnerre de bravos. Madeleine pleurait de joie. Comme elle se suspendait au bras de son mari, tout émue et bouleversée, Urbain lui apprit qu’il soupait chez la comtesse avec quelques personnes, parmi lesquelles se trouvait Paul Vilon, le journaliste. Elle