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Les circonstances ayant fait d’Urbain l’enfant de tout le monde, la ville ne se déshabitua pas de l’aimer. Cet air de souffrance répandu sur toute sa personne était un motif de plus de s’intéresser à l’orphelin. Cette séduction qui était en lui agit de nouveau. On le plaignit donc sans rechercher les causes de sa langueur. Le père Noël lui-même se sentait disposé à le gâter, tout en se disant qu’Urbain méritait de graves reproches. Un peu de dissipation et quelques dépenses de plus qu’il n’était besoin, ce n’était pas ce qui le contrariait : il regardait au. fond de l’âme du jeune artiste, et de là venait son chagrin. Ce n’est pas qu’il y vît grand mal encore, mais il n’y voyait pas ce qu’il voulait, le ferme et persévérant désir de racheter les années perdues par un travail opiniâtre et la volonté de faire bien après avoir fait facilement. Le contraire s’y montrait, c’est-à-dire un sentiment excessif de personnalité, la préoccupation constante de l’opinion publique, un appétit singulier, âpre, constant, de bruit et d’éloges. On aurait dit que là seulement était pour Urbain la marque du génie; le père Noël en avait le pressentiment et s’affligeait de dispositions que son caractère condamnait; mais tout en n’épargnant pas les conseils et les remontrances à son élève, il ne pouvait se défendre de lui donner une large part de son cœur, comme il lui donnait une large part de son temps.

Pendant les premières semaines qui avaient suivi son retour, Urbain avait composé un grand morceau qu’il avait intitulé l’Agonie. Ce morceau, où régnaient une mélodie facile et un certain sentiment de tristesse poétique, obtint un succès d’enthousiasme. On l’exécuta partout. Le maire estima qu’il était frappé au coin du génie. Le père Noël se contenta de dire qu’il n’était pas mauvais. — Ah ! s’il voulait travailler! ajouta-t-il. — Cette réticence dans une telle bouche était un éloge. Ce morceau, écrit au réveil d’une maladie qui l’avait presque poussé au tombeau, excita l’intérêt des femmes en faveur d’Urbain. Elles le virent au travers d’une auréole de poésie. On en fit une espèce de Malfilâtre musical, un Malfilâtre avant la mort. Toutes les sympathies lui furent acquises, et chacun se mit en frais dans la ville pour lui témoigner l’intérêt qu’on lui portait. La nonchalance d’Urbain reçut comme un coup de fouet de ces marques universelles de bon vouloir, et, sollicité par sa vanité, qui voulait faire voir à quel génie la maladie avait audacieusement coupé les ailes, il se mit au travail avec une ardeur inusitée.

Urbain avait rapporté dans son bagage parisien un certain poème de Sardanapale, avec lequel il se proposait de battre en brèche les portes redoutables de l’Opéra. Il s’enferma pendant une semaine et ne quitta pas le piano; deux airs, un chœur et un duo, tels furent les résultats de ce grand effort. Il jugea que c’était bien et se reposa; puis, au lieu de présenter ces différens morceaux au père Noël et de