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œuvres fugitives, où les connaisseurs voyaient non sans raison les germes d’un talent réel que le temps et l’étude viendraient mûrir. Ces succès faciles, auxquels la position particulière d’Urbain prêtait plus de retentissement, l’animèrent d’un bel enthousiasme; il répondit à toutes les avances, paya sa bienvenue dans les salons qui lui furent tout grands ouverts par des compositions ornées de dédicaces et rapidement improvisées, et se vit fêter partout. Avec les illusions qui naissent d’elles-mêmes dans un cœur de vingt ans, Urbain crut tout possible et ne vit aucune limite à sa légitime ambition. Ce n’était qu’applaudissemens quand on l’écoutait. L’Opéra passa dans ses rêves comme une chimère enflammée. La question pour lui n’était pas d’y réussir, mais seulement d’y mettre le pied. L’orgueil était né avec le premier triomphe, et la ville, charmée de son pupille, se montrait complice de cet orgueil dont le père Noël avait deviné les juvéniles atteintes.

Le talent d’Urbain n’était pas, il faut bien le dire, la seule cause de l’espèce de fascination qu’il exerçait sur l’esprit des habitans de Blois. Il y avait en lui une sorte de séduction indéfinissable à laquelle il était bien difficile d’échapper, et qui agissait même à son insu. Urbain acceptait cette bienveillance générale comme un fait, et cherchait à en tirer le meilleur parti sans songer beaucoup peut-être à la mériter. Sa seule préoccupation était alors de mettre la dernière main à la composition d’un album musical qui devait être le couronnement de sa réputation naissante, et quand l’album parut, on ne parla plus à Blois que de la vocation d’Urbain Lefort. On le citait comme un prodige. Un soir, un enthousiaste de salon émit la pensée de le pousser plus avant dans son art. Fallait-il tenir un compositeur sous le boisseau? Le maire comptait parmi les personnes qui s’étaient intéressées au sort de l’orphelin : il adopta cette idée avec empressement. On décida séance tenante que la ville paierait la pension d’Urbain au Conservatoire de Paris. À cette nouvelle, le père Noël fronça le sourcil; il avait peur de Paris. Il prit Urbain à part : — Écoute, lui dit-il, tu es bien jeune pour aller dans une ville dont on dit beaucoup de mal. Reste auprès de moi. J’ai une chambre fort propre que je te donnerai. Avec ma place, mes leçons et une petite rente dont je jouis, nous aurons assez pour deux. Tu apprendras le contre-point mieux que là-bas, et tu feras des fugues sous ma direction. Un jour, tu seras organiste : c’est quelque chose. Si tu as plus de goût pour la musique profane, eh bien! tu écriras ton premier opéra sous mes yeux... Je m’y connais, et tu ne te trouveras pas mal de mes avis... Plus tard, on verra... Tu auras acquis l’habitude du travail et de solides connaissances... Cela sert toujours. Si mon idée te va, mets ta main dans la mienne, et allons souper.