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l’on jugea prudent de mailleter la Truite et la Durance. Mailleter un bâtiment, c’était, avant l’invention du doublage en cuivre, revêtir la carène d’une couche épaisse de clous juxtaposés, cuirasse impénétrable à la vrille des tarets, mais naturellement fort raboteuse, hérissée démoules dont chaque jour fécondait les germes, et bientôt chargée par la végétation sous-marine d’un herbier touffu que le navire traînait après lui comme les filamens d’un mollusque. On peut se figurer quel obstacle cette surface inégale et visqueuse opposait à la marche. Si l’on eût voulu nous préparer à dessein des périls et des embarras pour rehausser sans doute l’honneur que nous allions acquérir, on n’eût pu en vérité mieux faire. Joignez à toutes ces entraves suffisantes pour paralyser les mouvemens de navires plus alertes que ne l’avaient jamais été nos deux flûtes la surcharge de dix-huit mois de vivres, celle d’innombrables objets d’échange, et vous aurez une idée des interminables traversées, des dangereux atterrages, des naufrages sans cesse imminens dont la perspective, dès le jour même du départ, allait s’ouvrir devant nous.

Ces graves inconvéniens, qui devaient être la source de tant d’ennuis, avaient heureusement dans la composition du personnel qui montait les corvettes une ample compensation. Les officiers, choisis entre les plus ardens et les plus capables, étaient dignes de ce corps fameux à l’instruction duquel toutes les autres marines de l’Europe rendaient alors hommage. Les matelots, levés dans le quartier de Saint-Malo, avaient la vertu solide du Breton, l’intelligence et le feu du Normand. Par malheur, on n’avait point embarque que des marins sur nos corvettes. Des naturalistes, des astronomes, des géographes et des dessinateurs y avaient aussi trouvé place. Chaque état-major militaire s’était ainsi doublé d’un état-major civil, et la table commune présentait, quoi qu’on fît, deux catégories bien distinctes, d’un côté les officiers, de l’autre les savans : présage douteux de concorde et de bonne harmonie pour l’avenir de la campagne. Ces élémens, si sujets par leur nature même à se diviser, se trouvaient, il est vrai, réunis sous la main ferme et respectée d’un chef qui savait allier aux formes les plus gracieuses l’action d’une volonté d’autant plus inébranlable, qu’elle était toujours fondée sur la bienveillance et sur la justice. Le choix seul d’un pareil homme était fait pour assurer, malgré tant d’autres chances contraires, le succès de l’expédition. Officier de grande expérience et d’un mérite incontesté, M. de Bretigny avait longtemps parcouru les mers de l’Inde, visité les lointains archipels de l’Asie, et ouvert à la navigation dans ces parages, où toutes les routes semblaient déjà explorées, des chemins inconnus jusqu’à lui. Son premier soin, dès qu’il avait appris la mission qui allait lui être confiée,