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faut que le courant s’établisse entre les nouvelles et les vieilles populations ; il faut que le frottement international ait lieu. On peut apprécier aujourd’hui la portée de l’influence exercée sur les sectateurs de Vichnou et de Brahma par les petits livres que leur ont à profusion distribués les sociétés bibliques. Sait-on bien ce qu’aurait pu produire le contact incessamment renouvelé de deux ou trois millions d’individus se rapatriant après s’être mêlés pendant plus ou moins de temps au mouvement des sociétés européennes ? Le scepticisme même, le scepticisme dont ils s’y seraient trop souvent imprégnés aurait peut-être tourné à l’avantage de l’œuvre, car il est des maladies sociales où il faut radicalement détruire pour réédifier. Et si, songeant à l’islamisme, religion sérieuse et élevée, on a pu dire avec plus d’esprit que de vérité qu’il faudrait un Voltaire arabe pour aider la France à s’assimiler l’Algérie, ne peut-on affirmer sans témérité que l’ironie serait, entre les mains des indigènes, la meilleure arme à tourner contre les monstrueuses superstitions hindoustaniques ? « Nous craignons l’esprit que les coolies rapatriés rapporteraient de vos colonies, » répondaient naïvement des officiers de la compagnie à un Français qui les interrogeait sur les causes de la sourde opposition faite à nos recrutemens. Étrange aveuglement ! redouter les idées que l’Indien peut rapporter de nos colonies organisées comme elles le sont aujourd’hui et ne pas redouter celles que peut faire spontanément naître l’abus de la force, la compression qui refoule l’un des instincts les plus naturels de l’humanité : celui de la libre locomotion. Les événemens ont fait trop éclatante justice de cette malheureuse aberration pour qu’il convienne d’y insister ; mais disons-le du moins dans l’intérêt de l’avenir, l’Angleterre a méconnu, — ou, pour mettre hors de cause le nom respecté d’un grand pays, — la compagnie des Indes a méconnu l’un des devoirs imposés de nos jours à toute domination éclairée, le développement de la civilisation propagée par le libre jeu de la personnalité humaine, — et c’est une faute dont cette antique corporation peut dès ce jour apercevoir la gravité. Quoi qu’il arrive cependant, la péninsule hindoustanique sera bientôt ouverte à la libre migration de ses habitans. Ici comme dans tout l’Orient s’accomplira la loi invincible de l’humanité, et nul ne pourra méconnaître désormais le caractère providentiel de la bienfaisante évolution présagée dans le cours de ce travail : quelques milliers de bras libres se détachant de ces immenses foyers de population, et allant, en le rendant inutile, faire disparaître l’esclavage africain sur tous les points du globe où il existe encore.


R. LE PELLETIER SAINT-REMY.