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à ses voisins, qu’était-il dans son intérieur et comment se comportait-il envers les siens? Le seigneur d’Aksakova était, il faut le reconnaître, un véritable despote dans sa maison; seulement personne n’y trouvait à redire. Les mœurs de l’époque autorisaient Stépane Mikhaïlovitch à exiger de tous les membres de sa famille une soumission absolue; la moindre opposition de leur part réveillait chez lui une colère sauvage, qui étouffait à l’instant même tous les nobles instincts de son cœur, toutes les rares qualités de son esprit. Ce n’étaient là sans doute que des crises passagères après lesquelles Stépane Mikhaïlovitch reprenait bien vite le ton franc et enjoué qui lui était habituel. Notons pourtant ces contrastes. Dans une pareille enquête sur la vieille Russie, aucun trait du caractère national ne doit être omis. L’horreur du mensonge, la fidélité à sa parole, la bienveillance et la générosité patriarcales, voilà les qualités qu’on rencontrait, sous le règne de Catherine, en dehors de la région officielle, où se limitait l’action du gouvernement. La brutalité, la violence, un sensualisme sauvage, la tendance à ériger l’autorité paternelle en despotisme, tels étaient les vices qu’il importait de combattre. C’est par le développement de certaines qualités du caractère russe qu’un réformateur intelligent eût pu en atténuer les défauts. Au lieu de s’appuyer sur cette base naturelle, Catherine agissait au nom des doctrines matérialistes de l’Encyclopédie. On ne s’étonnera pas si ses efforts restaient stériles, et si la vie des populations de l’intérieur continuait à offrir, à côté de tableaux d’une poésie toute primitive, les plus honteux et les plus affligeans spectacles.

Pendant bien des années, aucun événement important ne vint troubler l’existence retirée du seigneur d’Aksakova. Il vivait dans la tranquillité la plus profonde, surveillant les travaux de ses paysans, et entouré de sa famille qui s’était augmentée de sa nièce, Prascovia Ivanovna, Cette jeune personne, ayant perdu ses parens, se trouvait à la tête d’une fortune considérable, et Stépane Mikhaïlovitch avait été nommé son tuteur. Comme elle était d’un caractère doux et soumis, celui-ci la prit bientôt en affection. L’auteur nous fait une attrayante peinture de cette existence patriarcale dans un chapitre auquel il a donné pour titre : Un des jours heureux de Stépane Mikhaïlovitch. On remarquera cependant encore ici, au milieu même des heures les plus douces de la vie de famille, une sorte de contrainte et de torpeur morale qui caractérise l’époque et le pays.


« On était à la fin de juin, il faisait une chaleur accablante. Le jour commençait à poindre; une brise légère, qui tombe ordinairement dans ces contrées à mesure que le soleil s’élève à l’horizon, rafraîchissait un peu cette atmosphère tropicale, dont les ombres de la nuit n’avaient point adouci l’ar-