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forcées et point d’actions voulues ? Quel éloge auraient-ils pu recevoir ? Quel plaisir aurais-je retiré d’une obéissance ainsi payée, si la volonté et la raison (la raison aussi est choix), inutiles et vaines, toutes deux dépouillées de liberté, toutes deux rendues passives, eussent servi la nécessité et non pas moi ? Ils ont donc été créés dans l’état que demandait l’équité, et ne peuvent justement accuser leur créateur, ni leur nature, ni leur destinée, comme si la prédestination maîtrisait leur volonté fixée par un décret absolu ou par une prescience supérieure ; ils ont eux-mêmes décrété leur propre révolte ; je n’y ai point part. Si je l’ai prévue, la prescience n’a point d’influence sur leur faute, qui, non prévue, n’eût pas été moins certaine… Ainsi, sans la moindre impulsion, sans la moindre apparence de fatalité, sans qu’il y ait rien de prévu par moi immuablement, ils pèchent, auteurs en toutes choses, soit qu’ils jugent, soit qu’ils choisissent. » Le lecteur moderne n’est pas si patient que les Trônes, les Séraphins et les Dominations ; c’est pourquoi j’arrête à moitié la harangue royale. On voit que le Jéhovah de Milton est fils du théologien Jacques Ier très versé dans les disputes des arminiens et des gomaristes, très habile sur le distinguo, et par-dessus tout incomparablement ennuyeux. Pour faire écouter de telles tirades, il doit payer cher ses conseillers d’état. Son fils, le prince de Galles, lui répond respectueusement du même style. Combien le Dieu de Goethe, demi-abstraction, demi-légende, source d’oracles sereins, vision entrevue sur une pyramide de strophes extatiques[1], rabaisse ce Dieu homme d’affaires, homme d’école et homme d’apparat ! Je lui fais trop d’honneur en lui accordant ces titres. Il en mérite un autre quand il envoie Raphaël avertir Adam que Satan lui veut du mal. « Qu’il sache cela, dit-il, de peur que, transgressant volontairement, il ne prenne pour prétexte la surprise, n’ayant été ni éclairé, ni prévenu ! » Ce Dieu n’est qu’un maître d’école qui, prévoyant le solécisme de son élève, lui rappelle d’avance la règle de la grammaire, pour avoir le plaisir de le gronder sans discussion. Du reste, en bon politique, il avait un second motif, le même que pour ses anges : c’était « par pompe, à titre de roi suprême, pour accompagner ses hauts décrets et façonner notre prompte obéissance. » Le mot est lâché. Vous voyez ce qu’est le ciel de Milton : un Whitehall de valets brodés. Les anges sont des musiciens de chapelle, ayant pour métier de chanter des cantates sur le roi devant le roi, « gardant leur place tant que dure leur obéissance, » se relayant pour faire de la musique toute la nuit autour de son lit ! Quelle vie pour ce pauvre roi ! et quelle cruelle condition que de subir pendant toute l’éternité ses propres louanges ! Pour se distraire, le Dieu de Milton s’amuse

  1. Fin du deuxième Faust. — Prologue dans le ciel.