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tige de son passage dans l’âme où il a régné. Les pygmées ont pris définitivement sa place. J’ai toujours trouvé un sens profond dans les peintures consacrées par le siècle dernier aux dessus de portes. Tous ces Cupidons sans ailes, parés d’attributs différens, représentent la vie réduite aux proportions que l’esprit mondain lui donne. Celui-ci porte un casque et une épée, cet autre un bonnet carré et une robe, il y en a même un qui a un capuchon d’ermite. Puisse le maître de saint Augustin, l’époux de sainte Thérèse, l’hôte, mystérieux des Thébaïdes, épargner à Prométhée le chagrin de voir le petit drôle régner à son heure sur la princesse Polesvoï !

Ai-je besoin de dire qu’on juge notre Slave avec plus de sévérité que jamais? Il faut, répète-t-on, qu’il ait bien mal agi vis-à-vis de sa femme pour qu’elle se soit ainsi séparée de lui. Maintenant que son bonheur est détruit, ces propos ne l’inquiètent guère. Il subit dans l’isolement cette loi incessante de la création que le ciel fait peser sur les poètes. Récemment il a écrit sur le Prométhée antique la meilleure, suivant moi, de toutes ses odes. On y trouve ce passage qui peint d’une manière complète la situation actuelle de son esprit :

« Dans la solitude où je souffre comme toi, héros moderne des anciens jours, tes consolateurs, ou, pour mieux dire, tes tentateurs, sont venus me trouver. J’ai reconnu Io, Mercure et le vieil Océan, Io est toujours cette femme sensible qui prétend guérir l’un après l’autre les cœurs malades avec l’élixir inépuisable de son amour. Mercure est toujours ce faquin cynique pour qui tout trouble intérieur naît d’un seul principe qu’il s’agit d’étouffer sans retard, — de la conscience. Enfin le vieil Océan est aujourd’hui, comme au temps même de la fable, ce personnage sensé qui vous conseille de ne pas engendrer la mélancolie, en évitant les nobles pensées, ces mères désolées des grandes souffrances, pour vous attacher aux pensées banales, ces mères joyeuses des petits bonheurs. Eh bien! j’ai dit au vieil Océan : « Je garderai les compagnes farouches de mon âme, car je poursuis d’une haine implacable les vulgarités de la vie. » J’ai dit à Mercure : « Emporte tes poisons contre la conscience, car j’ai voué une tendresse reconnaissante à cette austère gardienne de nos cœurs. » Et d’une voix moins sévère j’ai ajouté : « Io, va porter à d’autres ton amour passager qui fait les heureux, car les destins m’ont consacré à l’amour immortel qui fait les martyrs. »


PAUL DE MOLENES.