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charmaient l’être misérable et divin dont mon père m’a donné le nom. »


V.

Un boulet emporta Raymond de Caylo, et fit passer dans de nouvelles mains les feuilles qu’on vient de lire. Prométhée lui avait laissé ces confidences avec l’indifférence de quelques poètes pour ce qu’ils ont écrit dans l’unique intention de se soulager. Envoyé d’abord à Constantinople comme prisonnier, puis rendu à l’armée russe par un échange, le prince Polesvoï est retourné en France après la prise de Sébastopol. Il avait prévenu sa femme de son retour. Il trouva déserte la maison où il comptait la revoir. On lui remit un mot dans lequel Anne lui annonçait qu’elle avait été obligée d’accompagner sa mère en Italie. La marquise de Béclin avait éprouvé le besoin de visiter Florence au moment où son gendre la menaçait de son arrivée. Prométhée se fit ouvrir la chambre où il avait quitté avec tant d’angoisses celle dont il croyait que la mort seule aurait pu le séparer. Il s’assit dans le fauteuil où il s’était mis à genoux devant elle pour lui dire adieu, et les deux mains sur ses yeux, d’où coulaient silencieusement des larmes, il se sentit descendre jusque dans les profondeurs les plus secrètes de la tristesse humaine.

La princesse Prométhée est complètement passée aujourd’hui à l’état de lady Byron. Elle a pour partisans déclarés tous les adversaires sans merci des puissances inquiètes dont elle a débarrassé son existence, c’est-à-dire de la passion et du génie. Et comme depuis quelque temps elle semble supporter avec une sérénité parfaite le veuvage précoce qu’elle s’est imposé, on s’est même mis à la plaindre, car le monde a pour les tristesses qui se réfugient dans son sein des compassions merveilleuses. Les victimes qui se promènent dans ses fêtes, qu’il est sûr de rencontrer à leur poste, aux avant-scènes des théâtres fréquentés, sur les divans des salons en vogue, lui inspirent toute sorte d’attendrissemens respectueux. Anne est-elle dédommagée, par les triomphes glacés auxquels la voici vouée désormais, des joies brûlantes qu’elle a perdues? C’est vraiment ce que je ne puis croire. Je suis persuadé qu’elle ressemble à cette race d’artistes sans foi qui tout à coup sacrifient leur talent aux petits intérêts de cette vie. Le Dieu qu’ils ont immolé s’agite longtemps au fond de leur cœur. Ils le sentent tressaillir par momens sous le poids écrasant des vanités qu’ils ont amoncelées pour l’ensevelir; mais un jour ces sourdes révoltes s’apaisent. Le Titan, pour parler le langage de Jean-Paul, ne laisse aucun ves-