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qu’elle avait eu le malheur de s’unir, c’était à un bohémien. Paris tout entier la plaignait, sa mère se voilait la face, et ses amis ne parlaient plus de moi qu’à voix basse. Ils comprenaient maintenant ces défiances instinctives que je leur avais tout de suite inspirées. On voyait enfin à quelle race funeste j’appartenais; ma nature reparaissait comme celle d’un Huron dont on aurait essayé de faire un galant homme. « Je n’espère même pas, m’écrivait Anne, vous faire comprendre jusqu’à quel point vous m’avez blessée. Ainsi l’âme de la signora Salenti était la sœur de l’âme que j’ai prise un instant pour la moitié de la mienne! Pourrai-je vous pardonner jamais? Je ne le crois pas. Ces malheureux vers resteront éternellement dans ma mémoire. La forme idéale que vous donnez à votre tendresse pour une femme méprisable était ce qui pouvait le plus m’offenser. Vous avez détruit notre passé, vous m’avez atteinte et frappée jusque dans mes rêveries les plus chères, en conviant une courtisane à venir errer avec vous dans le pays des souvenirs. »

« Je répondis à Anne : « Que vos amis, pour parler votre langage, médisent de la poésie comme de la guerre, je le comprends; qu’ils me croient d’une race funeste, j’en suis fier; mais que vous partagiez leurs pensées, que vous répétiez leurs propos, c’est là ce qui me donne un découragement suprême, chasuble de damné dont je n’espère plus m’affranchir. Voilà plusieurs fois que vous m’écrivez de terribles choses, sans songer qu’à cette distance où vous êtes d’un lieu où les morts commencent à devenir plus nombreux que les vivans, vous courez grand risque de maltraiter un cadavre ! »

« Ma lettre ne finissait pas là, mais telles furent les seules lignes que je conservai. Je me sentais écrasé par ces luttes où je perdais ce sang d’immortel qui fait les vertus de notre âme, ma foi dans l’amour, ma tendresse pour la poésie, et jusqu’à mon culte pour la guerre. C’est ce dernier sentiment toutefois auquel je m’attachai avec le plus d’énergie. Si le danger ne m’apparaissait plus gai, radieux, paré d’un prestige printanier comme l’espérance, il s’offrait encore à moi avec les charmes austères de la consolation. Un jour, en le cherchant peut-être avec un redoublement d’ardeur, je reçus une blessure qui me fit tomber entre les mains des Français. La mort s’est écartée de moi, comme elle s’écarte toujours de tous les suppliciés du destin. Dans l’oisiveté et dans la solitude du prisonnier, ne sachant qui appeler à mon aide contre l’inexorable ennui des heures présentes, c’est à ma douleur même que je me suis adressé. J’ai évoqué l’une après l’autre toutes les souffrances ensevelies au fond de mon âme : elles ont répondu à mon appel, maintenant elles sont à mon chevet. J’écoute leurs accens, et je crois presque par instant qu’elles me charment comme ces filles mystérieuses de l’Océan