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« Je ne veux pas calomnier pourtant celle à qui j’ai dû, après tout, des jouissances exquises, et dont il me semble aujourd’hui encore que je ne puis pas être à jamais séparé. Les souffles glacés qui faisaient rage contre son amour ne l’éteignirent pas tout à coup; par instant la précieuse flamme jetait de nouveau d’adorables lueurs. Avec la divine crédulité des grandes passions, je me reprenais alors à rêver de bonheur sans trouble et de tendresse sans fin. J’avais reçu, à de courts intervalles, deux lettres où je croyais avoir retrouvé tout entière la souveraine des seules heures vivantes de mon passé. Aussi, soumettant comme d’habitude à la pensée qui me dominait ce que pouvaient avoir de plus émouvant, de plus sérieux, de plus formidable, les choses dont j’étais environné, j’avais recouvré une sorte de bien-être intime à travers les préoccupations de chaque jour. Rien ne saurait mieux le prouver que l’état de mon esprit à l’instant où je reçus le second coup dont je ne devais pas me relever cette fois. Par une singulière fatalité, c’était le soir d’Inkerman. Mon régiment avait fait contre les assiégeans cette grande sortie destinée à seconder l’escalade du plateau. Encore une fois la victoire s’était déclarée contre nous, et j’avais vu mes meilleurs soldats tomber sur cette terre aride, couverte de pierres et de boulets, qui séparait nos travaux du camp ennemi. L’action avait cessé depuis longtemps, il était tard, le jour commençait à tomber; mais comme on craignait de l’assaillant quelque coup d’emportement et d’audace, toutes nos troupes étaient restées sous les armes. Pour moi, je bivouaquais dans un petit cimetière situé à l’extrémité de la ville. Ce lieu, forcément mélancolique d’ordinaire, ne présentait certes pas alors un aspect qui pût disposer à la gaieté. Par momens, quelques bouffées d’un vent humide s’échappant d’un ciel pluvieux inclinaient sur les tombes des branches dépouillées de feuilles. Çà et là des hommes étaient couchés, dont la capote entr’ouverte laissait voir une poitrine déchirée, ou dont la tête pâle, se détachant sur une flaque de sang, semblait entourée d’une sorte d’auréole rouge, car les projectiles arrivaient dans ce champ de repos, transformé en théâtre de guerre; souvent une pierre tumulaire brisée en éclats devenait un engin aussi dangereux que les boulets et les obus. La mort active, la mort militante, le cavalier de l’Apocalypse venait réveiller, dans cet endroit désolé, la mort qui s’étend sur le sépulcre après avoir fini son œuvre. Eh bien! j’assistais sans horreur à ce genre de spectacle qu’un secret instinct nous fait souhaiter quand Dieu ne nous l’a pas envoyé encore. Assis sur un tertre funèbre, je me disais, avec un sentiment de gratitude pour mes destinées, que je voyais de mes yeux, que je touchais ce qui a préoccupé tant d’éminens esprits, et ce qu’ils n’ont pu reproduire qu’en le créant