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que je fus seul en mon logis, je me mis à lui écrire. Je l’avouerai, ma lettre était violente. Pour la première fois, je me livrais loin d’elle à une amertume qu’un regard, une parole, un sourire ne pouvait plus m’enlever. Quand cette lettre fut partie, j’éprouvai un vrai remords. Les querelles à distance m’ont toujours paru quelque chose d’odieux et d’insensé; mais je me dis avec une douloureuse consolation que je n’avais pas ouvert la voie où désormais marcherait fatalement notre amour. Avec cette cruelle faculté de l’esprit qui, dans les souffrances morales, rend certains hommes semblables au médecin atteint d’un mal dont il connaît toutes les péripéties, je m’expliquai ce qui se passait dans la plus chère partie de moi-même, dans l’être oïl je vivais et où j’allais mourir.

« Anne m’échappait. Les gens et les choses auxquels je l’avais arrachée me la reprenaient. Comment avais-je pu espérer un instant que mon souvenir aurait le pouvoir de défendre ce que je défendais moi-même avec tant de peine, quand toute attaque me trouvait présent? Ce lien auquel j’avais consenti malgré ma répugnance secrète, bien loin de m’être favorable, était peut-être ce qu’il y avait de plus redoutable pour moi. En devenant ma femme, c’était un sacrifice qu’elle avait accompli. Sa mère le lui répétait chaque jour, et Anne était de ces natures que les sacrifices ne rivent pas, mais enlèvent au contraire à ceux pour qui on les fait. Elle avait dépensé, dans un acte qui lui avait paru sublime, les plus vives forces de son amour. A présent qu’elle aurait eu réellement besoin, pour m’envoyer sa vie à travers l’espace, de ce souffle tout puissant, de cette inspiration soutenue du cœur qu’on appelle l’esprit romanesque, elle avait repris sa manière habituelle de sentir, elle écoutait avec une approbation secrète la voix qui lui disait : Assez d’exaltation, assez d’enthousiasme ! Il est temps de renoncer aux routes excentriques où vous avez failli vous égarer... De là sa rentrée, aux applaudissemens universels, sur le vieux théâtre des Oswald, des Tancrède et des Isaure, dans le rôle d’une femme sensée supportant avec une tristesse discrète l’absence de son mari. Elle ne voulut pas cependant accepter à mes yeux un tel personnage avec trop de facilité. Après la lettre dont je fus blessé à l’Aima, la lettre qu’elle m’écrivit contenait ces litanies, répétées tant de fois, sur les souffrances que l’on contient dans le monde au risque de faire éclater son cœur. Je me rappelai qu’en un temps bien loin de nous, je lui avais dit un soir avec un sourire : « Ma chère enfant, ne me racontez jamais pareilles choses; presque toutes les femmes, si on les croyait, seraient dans le monde comme ce jeune Spartiate au repas public, elles sentiraient sous leurs robes des morsures dont leur visage ne dirait rien. Je n’ajoute point foi à ces morsures-là. »