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obligée de cacher. N’importe ce que fasse de vous l’absence, quand je ne vous verrai plus, je veux vous pleurer, et j’entends que personne n’insulte à ma tristesse; je tiens à ce qu’on la respecte au contraire, comme ma compagne loin de mon bonheur, comme ma gardienne loin de mon appui. M’approuves-tu, mon bien-aimé?

Autrefois Polesvoï, quand il était d’humeur joyeuse, si on lui parlait de mariage, déclamait volontiers la tirade de Bénédict dans Beaucoup de bruit pour rien : « Si jamais je soumets ma tête au joug,... qu’on barbouille mon portrait pour en faire une enseigne, et qu’on écrive au-dessous : Ici l’on voit Bénédict, l’homme marié! » Etait-il d’une humeur sérieuse, lorsqu’on traitait avec lui le même sujet, il disait sur les motifs qui l’attachaient au célibat maintes choses énergiques et sensées. Il est certain que sa nature ne le destinait pas à être un desservant de l’hyménée. Rien de plus opposé à cet esprit toujours amoureux de l’imprévu, à ce cœur sans cesse offensé par la réalité. Toutes les fois cependant qu’elle ne le froissait point dans son amour, Anne exerçait sur lui un empire sans bornes. Il ne songea pas un seul instant à repousser ce qui du reste était propre à lui inspirer une vénération singulière, le caprice d’une ardente passion. — Vous savez combien je vous appartiens, lui dit-il; si un lien auquel je n’avais jamais pensé, tant je regarde comme puissant, comme indestructible celui qui existe entre nous, peut vous apporter le moindre bonheur, vous ôter la moindre amertume, ne tardons pas un moment à le former. — Puis il eut un mouvement dont Anne fut touchée, et qui mit sur son visage une expression inconnue à sa maîtresse, car c’était l’introduction dans cet amour de tout un ordre nouveau d’émotions, c’était, derrière les régions divinement fantasques de la passion, l’apparition de ce que j’appellerai les lieux communs sacrés de la vie. Il tira de son doigt un anneau d’argent assez curieusement travaillé, et le remit à la princesse de Cheffai en s’agenouillant devant elle. — Voici, fit-il, qui me vient de ma mère; mon cher amour, vous êtes une de ces femmes dans lesquelles se résume ici-bas la vie de chacun de nous.

Telles furent leurs fiançailles. Ce premier acte du mariage leur avait paru divin à tous deux, parce qu’il s’était passé uniquement entre eux, comme les actes habituels de leur tendresse. Seulement la voie où ils s’étaient engagés ne peut être suivie dans le mystère : c’est pour cela qu’elle effarouche tant de cœurs. Anne fut forcée de mettre son dessein au grand jour, et tout d’abord de le révéler à sa mère. Ce fut la plus terrible de ses épreuves. Dans les vagues inquiétudes, dans les secrètes défiances que lui avait fait concevoir l’attachement de sa fille pour Polesvoï, Isaure n’avait jamais songé à l’événement qu’on lui fit entrevoir tout à coup. —