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pu m’aimer? — Enfin on descendait de cercle en cercle jusqu’aux profondeurs les plus désolées de l’enfer des amans. Arrivés là, on remontait quelquefois d’un coup d’aile aux espaces les plus lumineux des régions heureuses. Ces brusques transitions sont le privilège des jeunes amours. Les vieilles attaches ne permettent plus cette rapidité de mouvemens. Quand on est réduit à les subir, on ne tombe plus de l’empyrée qu’à la façon de Vulcain, en se cassant une jambe, et l’on n’y remonte que lentement, pour y être à jamais écloppé.

Anne et Prométhée s’aimaient donc malgré ces querelles fréquentes. D’ailleurs ils avaient des heures, même des journées entières, de ce bonheur sans bornes, inouï, qui donne aux amans de vrais vertiges, et leur fait adresser au destin toute sorte de provocations insensées. Quelquefois inclinée sur son cœur, la bouche appuyée à son oreille, elle lui disait de ces mots que les êtres humains peut-être n’ont pas le droit d’échanger entre eux. Tel fut enfin l’empire de la passion sur cette femme, destinée pourtant à commettre de si cruelles offenses envers l’amour, qu’elle conçut le plus étrange projet. Voici en quelle occasion. Pendant que Polesvoï s’isolait dans son affection, les grands événemens de la vie publique dont se ressentent toutes les existences privées s’accomplissaient autour de lui; sa nation marchait vers une lutte inévitable avec la France. Un grand nombre de Russes avaient déjà quitté Paris. Prométhée servait dans un régiment de grenadiers. D’un jour à l’autre, il allait être forcé à son tour de quitter la France, et de reléguer les joies de son cœur au-delà des chances d’une longue guerre.

Un jour où elle avait pris héroïquement le parti de faire défendre sa porte, la princesse de Cheffrai s’empara des deux mains de Polesvoï, assis auprès d’elle sur un petit canapé tout rempli de tendres souvenirs, et lui tint à peu près ce langage :

— Mon ami, je veux devenir votre femme. Notre amour est menacé de la plus cruelle des séparations. Dans un temps qui s’avance avec une rapidité effrayante, il y aura entre nous toute sorte de choses désolantes, la distance, le péril, que sais-je? la mort peut-être, mon Dieu !

À ce mot, lâchant brusquement les mains de Polesvoï, elle poussa un cri, fit de ses doigts délicats un voile attendrissant pour son visage, et se mit à sangloter avec un mouvement d’épaules charmant.

— Oui, la mort!... reprit-elle ensuite en arrachant ses traits à leur gracieux rideau et en laissant voir ces belles larmes, joyaux divins de quelques douleurs privilégiées qui ornent les yeux où elles apparaissent, au lieu de les gâter. Eh bien ! je ne veux pas des humiliations, je ne veux pas des amertumes d’un chagrin que je serais