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qu’on appelle, suivant les esprits et les temps, l’art, la pensée, l’intelligence, la poésie, il était assurément plus séparé de certains esprits qu’un spectre de n’importe quel vivant. L’Espagnol de La Fontaine qui brûla sa maison pour embrasser sa dame ne lui semblait faire une chose ni grande, ni folle, mais bien toute naturelle. Comprenez-vous maintenant ce que devait déchaîner sur un pareil homme un grand amour né à minuit, auprès d’une cheminée, entre un candélabre et une table chargée d’albums, car c’est bien ainsi qu’est né le maître tout-puissant de ce pauvre homme? Il nous l’apprend lui-même, notre Prométhée, dans une sorte de sonnet moscovite qui repose sur une idée ingénieuse, mais peut-être d’un goût trop profane :

« Pourquoi le dieu qui devait venir changer ma vie et apprendre des choses inconnues à mon âme n’a-t-il pas choisi une étable pour lieu de sa naissance? Hélas! là où pour la première fois je l’ai reconnu et adoré, on respirait non point cet air salutaire qui rend les forces aux malades, mais au contraire cet air malsain, chargé de parfums excitans, où se développent toutes sortes de fièvres qui rongent le cerveau et le cœur. L’innocente brebis ne faisait pas entendre son bêlement, le bœuf utile n’avançait pas sa tête vénérable, l’âne seul dressait ses oreilles, et quel âne encore! A coup sûr, ce n’était pas l’animal bon et candide qui mérita de prendre part à un divin triomphe. »

Aux premiers jours de sa liaison avec la princesse de Cheffai, Polesvoï fut bien loin de trouver un obstacle dans Mme de Béclin. C’était au contraire, de la part d’Isaure, toute sorte d’empressemens et de caresses pour le poète russe. Prométhée comparait assez bizarrement certaines douairières émérites à des pachas un peu blasés qui, pour se distraire du vieux harem, — c’est ainsi qu’il nommait l’agrégation des amis connus et usés, — attirent par tous les moyens possibles quelques objets nouveaux, fleurs éphémères d’un sérail innocent où un cœur sénile cherche et retrouve un peu de jeunesse. Les pachas en question emploient volontiers à la conquête de ces objets ceux-là mêmes qui doivent se prêter avec le plus de chagrin à leurs caprices despotiques. Ainsi ce sont d’habitude les membres de l’ancien harem qui sont condamnés au rôle d’écumeurs pour enrichir le jeune sérail. Un poète, un musicien, un étranger en vogue tombent, en traversant un salon, dans une embuscade de vieux sigisbés qui les transportent de vive force aux pieds de la puissance dont ils sont les ministres. Le lendemain du jour où il avait rencontré Anne, trois hommes que je vais nommer tout à l’heure fondirent sur Polesvoï à l’ambassade de Prusse, en lui déclarant qu’il était impérieusement réclamé par la marquise de Béclin. L’enlève-