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être enfermées, et vaines apparences, formes ridicules et misérables pour les esprits où les transporte un jeu indiscret des destinées! Enfin que j’aie cette lettre, mon ami, que je l’embrasse encore une fois, que je la brûle, puis que j’aille en rejoindre les cendres! Tel est mon seul désir en ce moment. Partez, et je tâcherai de vivre jusqu’à votre retour.

Raymond s’éloigna, l’esprit préoccupé et le cœur tout rempli d’émotion. Il se sentait avec étonnement une bizarre énergie d’entrailles pour ce parent inattendu. Sans être soi-même la passion, lorsqu’on vit tout à coup près d’elle, on s’aperçoit aussitôt que l’on est transformé. On est renouvelé, rajeuni; on respire à pleins poumons des bouffées d’un air âpre et puissant, semblable à celui qui nous vient des grandes cimes à travers le chemin des montagnes. Le soir même, Raymond obtenait la lettre réclamée et l’autorisation de faire transporter son cousin sous sa tente. Le prisonnier était confié aux soins de son parent jusqu’au moment où il pourrait supporter une traversée.

Malgré leur gravité, les blessures de Polesvoï n’étaient point mortelles. Au bout de quelques jours, il y avait sur le lit dressé auprès du lit de Caylo un malade de la société la plus attachante. Le Russe et le Français s’oubliaient dans des causeries démesurées. Cependant Raymond étant obligé d’aller aux tranchées, son hôte alors restait seul. Pour occuper de longs et tristes loisirs, Prométhée, dont la guérison faisait chaque jour des progrès, avait demandé de quoi écrire. Soulevé sur sa couche, enveloppé dans des couvertures, il consacrait des journées entières à un passe-temps qui lui semblait toutefois bien moins tenir du travail que de la rêverie et du souvenir. Quand on les a vues, ces pages couvertes par une écriture tantôt lente, tantôt hâtive, où l’on surprend chaque élan et chaque défaillance d’une âme tour à tour esclave et maîtresse de sa douleur, quand un funeste événement les a produites au jour, ce n’est ni un roman, ni un drame qu’elles nous ont donné. Raymond avait complété l’histoire qu’on va lire avec des paroles où l’on sentait une double vie, celle du cœur dont elles étaient sorties, celle du cœur qui les avait reçues; mais toute existence va en s’effaçant dans ce monde, même cette existence idéale qui est le dernier refuge de nos espérances; tout se refroidit, même la pensée. Voici ce qui me semblait si vivant, et ce qui peut-être est glacé déjà.


II.

Le prince Polesvoï subissait le charme magnétique dont Paris est doué comme l’Océan. Paris l’avait attiré du fond de la Russie.