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ble colonne au fond d’un ravin et un petit article du Courrier Nantais sont aujourd’hui toute la gloire. Raymond de Caylo, c’est ainsi qu’il s’appelait, tenait à la Russie par une alliance assez proche. Une de ses tantes avait épousé ce prince Démétrius Polesvoï dont j’ai parlé à l’instant. Cela n’empêchait point Raymond d’envoyer consciencieusement le plus d’obus et de boulets possible aux défenseurs du tsar, sans s’inquiéter s’il avait parmi eux quelque cousin. C’était du reste un homme d’un esprit original, élevé et un peu exalté, grand partisan du comte Joseph de Maistre, pensant comme lui sur la guerre, persuadé comme lui que le sang humain n’est jamais répandu inutilement, qu’il efface une faute et fait apparaître une vertu sur tout point de ce monde où il coule. Un soir de ce premier hiver où chaque heure de tant d’existences fut marquée par une souffrance et par une lutte, Raymond était dans sa tente, écoutant d’une oreille distraite le bruit de la toile fouettée par la neige et secouée par le vent, quand un message inattendu le tira brusquement de sa rêverie. Un soldat lui remit un petit mot d’une écriture inconnue, trahissant une main tremblante comme celle d’un malade ou d’un blessé : « Si vous avez envie, disait ce billet, de voir un parent fort mal accommodé, et contraint à faire dans votre armée un séjour involontaire, venez à l’ambulance du quartier-général. Ce parent n’est pas un prisonnier très sûr. La mort et lui se font des signes, et il est capable d’être libre d’une heure à l’autre. Hâtez-vous donc, mon cher cousin. » Au bas de ces lignes, on lisait fort distinctement le nom de Prométhée Polesvoï.

Raymond se mit sur-le-champ en route à travers vent, neige et ténèbres. Il parvint à cette sorte de toiture moitié en toile, moitié en planches, qui produisait un si étrange effet en s’élevant directement du sol. Ce toit couvrait une grande tranchée; cette tranchée était l’ambulance. Raymond parcourut ce long corridor que venait d’encombrer une affaire dont les derniers coups de fusil se faisaient encore entendre. Il aperçut dans un coin de ce sombre gîte, entre une couverture tachée de boue et un drap couvert de sang, une figure qui lui fit dire : « Voilà celui que je cherche. » Polesvoï a un regard dont il est impossible de ne pas s’inquiéter. Ses prunelles fauves, inondées d’une flamme noire, tantôt s’arrêtent sur vous, ardentes et immobiles comme si elles allaient s’élancer hors de leur orbite, tantôt s’agitent à droite et à gauche, possédées du mouvement des bêtes carnassières que l’on enferme dans des cages. Ces singuliers yeux pourtant, malgré leur habituelle sauvagerie, ont parfois une expression pleine de douceur : alors, comme la musique des maîtres allemands, ils portent sur leur fluide rêveur tout un monde de choses passionnées et tristes. La bouche, par instans mo-