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plus hardi que le maître hollandais, occupe à bon droit un rang plus élevé. Nicolas Poussin, venu plus tôt que les deux autres, puisqu’il est né dix ans avant Claude Gellée, quarante-six ans avant Ruysdaël, a proclamé dans le paysage la souveraineté de la pensée, et ses œuvres ont démontré que la raison était pour lui. Ses toiles, malgré le mérite qui les recommande, sont aujourd’hui dédaignées par la foule : c’est un malheur sans doute, une méprise dont le goût doit s’affliger; mais le mérite n’a rien à démêler avec la popularité. Que les toiles de Watteau et de Boucher soient couvertes d’or dans les enchères, et que les toiles de Poussin trouvent à grand’peine quelques acheteurs courageux, les conditions de la vérité ne sont pas changées. L’idéal n’a rien perdu de son importance. La mode est aujourd’hui à l’imitation. C’est un mauvais signe pour l’intelligence publique. Ce que nous blâmons ne saurait durer. Le sens moral se relèvera, le sens poétique reprendra dans les arts du dessin une autorité qui n’a jamais été méconnue que par l’ignorance. Quand ce jour sera venu, ceux qui blasphèment aujourd’hui les noms de Claude Gellée, de Nicolas Poussin, rougiront de leurs blasphèmes : ils comprendront qu’ils n’ont jamais entrevu la vérité, et se tairont pour échapper aux railleries.

L’imitation est à l’invention, dans le paysage comme dans la sculpture, ce que le langage est à l’éloquence, et ce n’est pas ici une comparaison capricieuse, mais une comparaison qui repose sur la réalité. Ceux qui savent imiter la nature muette sont pareils à ceux qui connaissent les lois du langage : ils sont prêts à parler, ils disposent de la ligne et de la couleur comme les grammairiens disposent des mots; mais qui pourrait mesurer l’intervalle qui sépare la grammaire de l’éloquence? Qui pourrait dire de combien de pas se compose la route qui mène de l’imitation à l’invention? Ceux qui copient un chêne ou une génisse avec une merveilleuse habileté, qui transcrivent avec une fidélité littérale la mousse et les pâquerettes, et qui croient dépasser Ruysdaël et Poussin, ont à mon avis autant de bon sens qu’un maître d’école qui, pour avoir étudié pendant dix ans les formes du langage, se mettrait au-dessus de Pascal et de Bossuet. Ruysdaël, Claude Lorrain, Nicolas Poussin, représentent l’éloquence. Ils savent parler, et ne parlent jamais sans avoir quelque chose à dire. Les habiles, les applaudis de nos jours savent comment il faut parler; mais pour être éloquens, il leur manque une bagatelle, — une pensée à exprimer.


GUSTAVE PLANCHE.