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nimée, et je me sers ici d’une expression vulgaire, manifestement inexacte, car les forêts ne sont pas inanimées. S’il négligeait d’exprimer ce qu’il sentait en même temps qu’il représente ce qu’il a vu, il ne serait pas satisfait de son œuvre. Il comprendrait qu’en parlant aux yeux sans rien dire au cœur, il aurait fait une composition muette, et ce n’est pas ici un jeu de mots, comme pourraient le croire les partisans de l’imitation littérale. Quand je déclare muette une composition qui s’adresse aux yeux et ne suscite aucun sentiment, je dis ce que je pense, rien de plus, rien de moins. Je n’essaie pas d’étonner le lecteur par une combinaison de paroles habituées à ne pas se rencontrer. Je parle d’après les impressions que j’ai reçues. Chaque fois que j’ai contemplé les œuvres de Claude Gellée, j’ai compris qu’il n’avait pas vu sans émotion ce que je voyais sur la toile signée de son nom, et je comprenais en même temps qu’il avait corrigé, qu’il avait effacé tout ce qui ne s’accordait pas avec l’état de sa pensée. Dans Ruysdaël sans doute, le côté spiritualiste est moins évident que dans Claude Gellée; cependant il est impossible de le méconnaître, et comme le maître hollandais excelle dans l’imitation, comme il reproduit la couleur des terrains, la forme des plantes avec une précision qui n’a jamais été dépassée, c’est un des argumens les plus utiles qu’on puisse invoquer pour démontrer la nécessité de la pensée dans la composition du paysage.

Mes paroles trouveront bien des oreilles sourdes ou inattentives. Ce n’est pas une raison pour abandonner la défense de ce qui est pour moi la vérité. Le succès obtenu aujourd’hui par les œuvres de pure imitation ne m’a pas converti. Le paysage réel n’est à mes yeux qu’un paysage incomplet. J’ai beau admirer l’habileté de la main, compter les bourgeons qui vont éclater, ou les nervures des feuilles transparentes agitées par la brise : je demeure tiède et indifférent, si la toile qui est devant moi n’exprime pas une pensée. Ce n’est pas que je conseille aux paysagistes de concevoir une idée a priori et de chercher dans la nature des moyens d’interprétation pour cette idée. Le travail ainsi ordonné produirait bien rarement des œuvres dignes de notre sympathie. Je crois que les plus belles toiles du Lorrain et de Nicolas Poussin ont été conçues dans d’autres conditions. En suivant les rives du Tibre, en regardant la campagne romaine du haut du Monte-Mario, ils ont senti se réveiller en eux le souvenir d’une scène attendrissante ou grave, et sans le savoir, ils ont assoupli ce qu’ils voyaient à la nature intime de leurs souvenirs. Tous ceux qui ont parcouru la campagne romaine comprendront la légitimité de mon affirmation. En se promenant dans les montagnes de Subiaco et de Civitella, on croit d’abord rencontrer des Poussin tout faits. Qu’on grave dans sa mémoire l’image de ce qu’on a vu, ou