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qu’on n’a pas besoin d’insister pour caractériser la physionomie qui lui appartient. Ruysdaël représente la nature telle qu’on la voit, sous l’aspect qui frappe tous les yeux. Claude Gellée ne se contente pas de la réalité, et cherche à l’ennoblir en associant aux chênes majestueux, aux ormes séculaires, les ruines des temples sillonnés par le feu du ciel et couronnés de mousse. Nicolas Poussin vise plus haut que Claude Gellée. Il cherche dans l’histoire, profane ou sacrée, des personnages qui traduisent sa pensée, et comme il possède l’imitation de la nature aussi bien que Ruysdaël, comme il connaît l’emploi des ruines aussi bien que Claude Gellée, il produit une impression plus profonde que ces deux maîtres. Voilà ce qui est vrai pour les hommes du métier, ce qui n’est pas aussi vrai pour les gens du monde. Le jour où la hiérarchie que je viens d’établir, et qui ne m’appartient pas, deviendra populaire, la cause du paysage réel sera perdue sans retour ; mais pour que cette opinion devînt populaire, il faudrait que Ruysdaël, Claude Gellée et Nicolas Poussin fussent connus de la foule ; par malheur, ils sont généralement ignorés, ou ne sont connus que d’une manière superficielle par le plus grand nombre de ceux qui visitent notre musée du Louvre. Ruysdaël signifie la vérité même, Claude Gellée signifie la rêverie, Nicolas Poussin signifie la pensée philosophique dédaignant l’imitation de la réalité. Il s’agit pour nous d’estimer ces trois maîtres de façon à poser la question en termes précis.

On rencontre chaque jour des gens qui se donnent pour éclairés, qui raisonnent d’ailleurs d’une manière satisfaisante sur un grand nombre de matières, et qui, en parlant du paysage, avancent et soutiennent les idées les plus singulières. Il est vrai qu’ils en parlent d’autant plus librement, qu’ils n’en connaissent pas l’histoire. Rien ne met à l’aise comme ignorer : on n’est arrêté par aucun scrupule. Ceux qui ont pris la peine d’étudier hésitent à chaque instant ; ceux qui ont négligé ce soin vulgaire s’expriment avec une hardiesse qui abuse bien des auditeurs. Contens d’eux-mêmes, ne bronchant jamais, ils vont en avant sans apercevoir, sans redouter les ronces du chemin : heureux privilège de l’ignorance, qui ne connaît pas le doute et s’applaudit de toutes ses paroles ! Ceux qui n’ont jamais feuilleté l’histoire du paysage croient et affirment qu’il n’y a rien à tenter au-delà de l’imitation, lorsqu’il s’agit d’exprimer l’aspect d’une vallée ou d’une forêt. C’est une illusion qu’il sera difficile de dissiper. Cependant le moment est opportun pour engager la discussion sur ce terrain. La peinture historique ou religieuse n’a pas aujourd’hui pour les amateurs, pour ceux qui achètent des tableaux, la même importance que le paysage. Les scènes de la Bible et du moyen âge sont traitées par eux comme des antiquailles ; tout ce qui ne relève