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vivra pour des destinées dont la Providence n’a point voulu briser le moule. Nul peuple n’a traversé des vicissitudes plus amères ; conquis par les Tartares, envahi par les Turcs, opprimé vingt fois par les factions intérieures et plus d’une fois aussi trahi par ses propres rois, il s’est relevé de toutes ses ruines, fort et confiant en lui-même. Cette énergique vitalité qui maintient depuis quinze siècles, et malgré tant d’efforts conjurés, des peuples de sang hunnique aux bords de la Theisse et du Danube, réside au fond de l’âme du Magyar, et éclate jusque dans son orgueil froissé. La nation de saint Etienne, de Louis d’Anjou et des Hunyades, a prouvé qu’elle sait durer pour attendre les jours de gloire. »

Je n’ai pas eu tort, on le voit, de rattacher l’ouvrage de M. Amédée Thierry aux émotions nationales de la guerre de Crimée. Lors même que l’Histoire d’Attila ne nous révélerait pas dans sa préface la patriotique inspiration qui a soutenu ses recherches, il est visible que nos soldats de Balaklava et d’Inkerman lui faisaient plus vivement apprécier le Φραγγοχωριον (Fraggochôrion) de Charlemagne. Tel détail des chroniques byzantines qui aurait pu ne pas frapper son esprit a été subitement éclairé à ses yeux par les événemens de ces dernières années. Voilà dans quelle juste mesure l’historien des temps qui ne sont plus doit rendre témoignage à son époque; voilà comment le passé, en donnant des leçons au présent, peut recevoir de ce présent même une lumière qui nous le fait mieux comprendre.

Je citerai un exemple analogue que j’emprunte à l’histoire littéraire de notre siècle. Il y a trente ans, un écrivain de l’Allemagne du midi, initié par l’étude et les voyages aux annales les plus secrètes de l’Europe orientale, M. Fallmerayer, publiait son Histoire de l’Empire de Trébisonde[1]. On était alors dans une phase toute différente de la question d’Orient. C’était contre la Turquie que la France, l’Angleterre et la Russie marchaient sous le même drapeau. Au moment où les grandes puissances chrétiennes, l’Allemagne seule exceptée, arrachaient la Grèce au joug de l’islamisme, M. Fallmerayer entreprit de raconter les derniers jours de l’empire d’Orient. Une haute pensée morale inspirait l’historien; il voyait l’Europe s’enthousiasmer pour le réveil de la race hellénique, il voyait le royaume de Grèce décrété par la diplomatie et fondé par les armes des nations chrétiennes. — Excellente intention, se disait-il, mais fonde-t-on ainsi un état? Cet enthousiasme ne cache-t-il pas des illusions dangereuses? Les Grecs sont-ils préparés au rôle qu’on leur assigne, et sauront-ils en remplir les devoirs? — M. Fallmerayer crut qu’il était nécessaire de rappeler aux Hellènes de nos jours ce qui avait perdu leurs aïeux du XVe siècle. La lutte des Grecs contre

  1. Geschichte des Kaiserthums von Trapezunt, 1 vol. in-4o, Munich 1827.