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de Roland. A l’époque où nos trouvères célébraient les croisades sous le voile des poèmes carlovingiens et des épopées bretonnes, lorsque Charlemagne, Arthur, Perceval, parcouraient l’Europe et l’Asie dans des expéditions merveilleuses, Héraclius fut chanté aussi par les trouvères de France et d’Allemagne. Il y a un poème français du XIIIe siècle, intitulé Eraclius, qui a obtenu un grand succès au moyen âge[1]. L’auteur, Gauthier d’Arras, le dédie au bon comte Tiebault de Blois, le plus vaillant ki soit d’Islande juske à Romme. Un poète allemand qui paraît être, selon les critiques d’outre-Rhin, le célèbre chroniqueur Othon de Frisingue, l’a traduit et arrangé dans la langue des Minnesingers. L’Eraclius de Gautier d’Arras, comme celui d’Othon de Frisingue, est rempli d’incidens bizarres, d’aventures amoureuses, de superstitions et de puérilités qui peignent assez bien le siècle de l’auteur, mais qui défigurent étrangement le caractère du héros. On y trouve pourtant de belles scènes. Si la première partie est un conte des Mille et Une Nuits, la seconde, qui suit de plus près l’histoire, contient des épisodes vraiment épiques. Héraclius sous les murs de Jérusalem est peint avec grandeur, et comme par un poète qui songeait à Godefroy de Bouillon. Quand Héraclius arrive devant la ville sainte, toute la nature est en fête : c’est le jour de Pâques-Fleuries, et l’empereur, monté sur un beau cheval d’Espagne, son manteau de pourpre agrafé à son cou, s’avance comme un triomphateur; mais tout à coup les portes se ferment, et un ange lui apparaît du haut des remparts : « Héraclius, lui dit-il, pourquoi viens-tu en si grande pompe?

Orgueilleuse est ta vêture.
Et fière ta chevauchure;


ce n’est pas ainsi que Jésus a passé par ce chemin. » Aussitôt l’empereur descend de cheval, il jette son manteau de pourpre, ses vêtemens impériaux, et pieds nus, en chemise, il entre à Jérusalem portant la sainte croix sur ses épaules et disant molt oreisons. Une autre idée qui contient une intention poétique, c’est d’avoir fait naître Mahomet le jour même où Héraclius, vainqueur de Chosroès, rapporte la croix à Jérusalem. N’est-ce pas là signaler d’un mot ce qu’il y a eu de tragique dans la destinée de l’empereur d’Orient? Mais ce n’est pas seulement Mahomet, s’il faut en croire le trouvère, qui vint au monde le jour du triomphe d’Héraclius; un autre chef illustre, Dagobert, roi des Francs, est né aussi ce jour-là. Pourquoi ces rapprochemens singuliers et ces démentis à l’histoire? Le poète a voulu dire qu’Héraclius est le dernier des grands soldats de la civilisation dans l’empire d’Orient, qu’en face du danger nouveau de nouveaux

  1. Ces deux poèmes ont été publiés en Allemagne. Eraclius von Otte und Gautier von Arras, herausgegeben von Massman. 1842.