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Héraclius, et chacun fit son devoir. Le patrice Bonus (l’histoire doit conserver son nom) dirigeait la résistance. L’image de la Vierge, de la Toute-Sainte, comme l’appelaient les Grecs, promenée sur les remparts, entretenait l’enthousiasme. Protégés par la Panagia, les Grecs avaient la certitude de vaincre, et qui donc eût pu douter de sa protection au moment où Héraclius s’exposait à tant de périls pour arracher la croix aux païens ? Comme dans ces légendes du moyen âge où la Vierge venait prendre la place d’une religieuse échappée de son couvent, la Vierge remplaçait Héraclius à Constantinople, et c’est elle qui sauva la ville. Après cette nuit sanglante où la flotte du kha-kan, culbutée par les trirèmes romaines, sema le Bosphore de débris et de cadavres, c’est à la Panagia que les vainqueurs faisaient hommage de la victoire. Les Avars eux-mêmes se croyaient vaincus par elle. « Je vois, disait le kha-kan un jour qu’il examinait les murailles de la place, je vois là-bas une femme qui parcourt le rempart ; elle est seule et en habits magnifiques. » Tous ces traits qui peignent si bien l’époque, ces visions, cette exaltation mystique unie à l’héroïsme national tout à coup reparu, ont été très heureusement mis en œuvre par M. Thierry. Autrefois ces détails mêmes obscurcissaient pour beaucoup d’esprits la grandeur des événemens. On ne voyait là que des contes de moines, et comme on se souvenait surtout de ces fatales discussions théologiques qui ont énervé l’empire d’Orient, on ne songeait guère à restaurer dans leur éclat primitif les grandes pages de cette histoire. L’honnête Lebeau lui-même, avec sa scrupuleuse érudition, n’a pas le sentiment de ces choses-là ; on s’aperçoit trop souvent, à la timidité des couleurs, que son livre a été écrit pour des contemporains de Voltaire. Notre siècle, plus impartial, plus intelligent, a retrouvé maintes scènes glorieuses du moyen âge, mais on s’en était tenu jusqu’ici aux peuples de l’Occident ; il restait à faire le même travail sur le moyen âge oriental. M. Amédée Thierry a ouvert la voie, et qui sait si l’on ne ferait pas encore de précieuses découvertes dans l’histoire du Bas-Empire, au milieu même des scandales qui la déshonorent ?

Ce beau récit n’éveille pas seulement l’intérêt du lecteur pour les héros de la croisade du VIIe siècle, il suggère à la pensée de curieux rapprochemens politiques. Dans les différentes phases de l’histoire de l’Orient, la civilisation a eu tour à tour à combattre les descendans des Tartares et les héritiers des Huns. Héraclius avait à lutter à la fois contre les Barbares du Nord et contre les Barbares de l’Asie. La question orientale, qui s’est divisée depuis cette époque, se montrait alors tout entière. Les Persans de Chosroès étaient pour Héraclius ce que furent les Ottomans pour l’Europe du XVe siècle ; quant aux Avars, entraînant à leur suite tous les peuples du Nord, convoitant et menaçant toujours Constantinople, ils représentent assez bien le rôle