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émotion et sans vie, l’émotion trop ardente qui altère les nuances du tableau, offensent également la vérité. N’oublions pas l’étymologie du mot et tous les préceptes qu’elle renferme : l’historien est un témoin (ἴστωρ), il est le témoin des âges qu’il raconte, et aussi le témoin de son temps. Sa mission est de faire revivre le passé : quelle vie pourra-t-il communiquer à son tableau, si l’homme n’intervient pas dans l’œuvre du savant? L’écrivain qui veut retracer à nos yeux les plus lointaines périodes de l’humanité ne doit donc pas cesser d’appartenir à son époque; contemporain des siècles évanouis, il est toujours et avant tout le contemporain des hommes à qui il parle. Dans quelle mesure doit avoir lieu cette alliance? C’est là le secret du talent.

L’Histoire d’Attila me semble une preuve brillante des principes que je viens d’énoncer. L’auteur a reproduit avec fidélité, avec souplesse, les tableaux éclatans ou sombres que lui fournissaient ses documens, et pourtant la pensée de son temps ne le quitte pas. Le camp d’Attila, la cour de Théodose, l’ambassade de Maximin, les terribles négociations du roi des Huns, les contrastes de la civilisation et de la barbarie, plus tard les fils et les successeurs d’Attila, le deuxième empire hunnique, la grande et chevaleresque figure d’Héraclius, les origines des Slaves, des Valaques, des Roumains, l’établissement de la Bosnie et de la Servie, maints épisodes effrayans ou gracieux, maints traits de mœurs retrouvés dans une phrase, dans un mot d’un chroniqueur inconnu, d’un versificateur obscur, et enchâssés dans le récit avec un art qui rappelle l’historien de la conquête d’Angleterre par les Normands, — tout cela compose un tableau d’une vérité dramatique. Nous sommes bien au milieu de cet immense bouleversement dont le fils de Mound-Zoukh a donné le signal, et qui ne se terminera que sous la main de Charlemagne; nous vivons du Ve siècle au IXe avec des Romains, des Grecs, des Huns, des Goths, des Slaves, des Avars, des Francs, dans le plus étrange et le plus formidable tourbillon de peuples, comme dit Jornandès, — et toutefois, sans parler de l’inspiration générale du récit, telle scène, tel détail particulièrement mis en relief nous ramène sans cesse à notre XIXe siècle. C’est ce côté-là qui m’attire. Je me garderai bien de refaire les tableaux de l’historien; je veux développer seulement, d’après ses indications, certains faits qui se rattachent à des questions encore pendantes. La France a manifesté le désir de fortifier, en les réunissant, les deux principautés roumaines du Danube : n’est-il pas intéressant de montrer que c’est là en somme la vraie politique indiquée par l’histoire, celle que suivirent les deux plus grands représentans de la civilisation en face des fils d’Attila, un empereur romain et un empereur franc, Héraclius et Charlemagne?