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veut pourtant ruiner son seul titre au génie philosophique, il ne saurait le combattre trop soigneusement; il se fait un devoir d’avoir trop raison. L’analyse de son œuvre, pour être exacte, aurait besoin d’être trop étendue, et nous devons nous borner à quelques généralités.

Ce n’est pas d’abord chose très facile que d’établir nettement la théorie même de M. de Bonald. On voit bien qu’il a commencé par être frappé outre mesure des considérations présentées par des philosophes modernes sur l’importance des signes de la pensée. Tout habitué qu’il est à ne pas chercher là ses autorités, il a pris au pied de la lettre les idées de Condillac sur les rapports intimes de la pensée et du langage, au point de les croire inséparables. On se rappelle ce qu’a dit Rousseau, qu’il aurait grand besoin de l’existence antérieure du langage pour expliquer l’invention du langage; puis, prenant acte de cet aveu comme d’un principe, M. de Bonald propose à Rousseau, pour se tirer d’embarras, l’expédient du miracle. Il interprète la nature par le surnaturel, et substitue à l’invention la révélation de la parole. Si cette hypothèse n’avait d’autre effet que de donner une raison de plus de croire à la nécessité de communications primitives entre le créateur et la créature, ce serait une opinion encore plausible, conçue dans une intention chrétienne, et sans prétention philosophique. Malheureusement la prétention philosophique est venue. Sans s’expliquer sur le point délicat de savoir si Dieu a créé l’homme parlant, ou s’il lui a donné la parole après l’avoir créé, sans décider, chose plus obscure encore, si Dieu lui a inspiré intérieurement l’idée du langage, comme aux prophètes l’esprit de prophétie, ou enseigné par voie de révélation externe une langue primitive, M. de Bonald a soutenu résolument que la parole, étant indispensable à la pensée, nous a été transmise d’autorité. Il se fonde pour l’affirmer sur la métaphysique moderne (l’idéologie du XVIIIe siècle). L’esprit, avant d’avoir entendu la parole, est vide et nu; il n’existe ni pour lui-même ni pour les autres. Dieu ne nous donne pas des pensées immédiatement. L’instruction est le seul moyen de connaissance, et la parole le seul moyen d’instruction. Ainsi le don primitif du langage nous découvre l’origine de toutes les idées des vérités générales, morales ou sociales, car, ces idées ne nous étant connues que par les expressions, nous les retrouvons toutes dans la société, qui nous en transmet la connaissance en nous communiquant la langue qu’elle parle; mais comme elle est composée d’hommes qui ne savent que ce qu’ils ont appris, elle-même ne sait rien que par révélation. Nous ne pensons que par autorité. C’est là le premier anneau de la chaîne de la science, c’est là ce point fixe, ce fait primitif, ce principe des connaissances hu-