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trop aimé l’invincible Ardjouna qu’elle succombe au penchant de la grande montagne. Puis ce sont les deux plus jeunes princes, Sahadéva et Nakoula, qui restent en chemin ; c’est que le premier était trop fier de sa sagesse, et le second de sa beauté. Bientôt Ardjouna s’affaisse à son tour ; il avait trop aimé les combats, il avait été parfois rude à l’ennemi. Enfin Bhîmaséna, le robuste guerrier, fléchit aussi, et se tournant vers Youdhichthira :

« Holà ! holà ! ô roi, me voilà tombé aussi, moi que tu aimais ; quelle est la cause de ma chute ? Dis-le-moi, si tu le sais ! — Tu as trop mangé, tu t’es vanté de ta force en méprisant celle d’autrui ; voilà pourquoi tu es tombé sur la terre[1]. »

Youdhichthira, demeuré seul avec son chien, monte toujours vers le sommet de l’Himalaya, et le dieu Indra vient au-devant de lui sur son char. « Et mes frères, et la Draopadî, demande le prince, où sont-ils ? Je ne veux pas arriver là-haut sans eux. — Tu les y reverras, répond le dieu ; ils monteront au ciel après avoir dépouillé leur enveloppe mortelle ; toi seul tu y seras transporté avec ton corps. — Et mon chien fidèle, faudra-t-il que je le laisse périr ici ? Ce serait un meurtre ! » Indra refuse d’admettre le quadrupède pour beaucoup de raisons : les chiens sont colères, avides et gourmands à tel point qu’ils lèchent parfois le beurre de l’offrande. Le chien devra donc être abandonné, sinon Youdhichthira n’entrera pas au ciel. D’ailleurs pourquoi tenir absolument à emmener cette bête ? N’a-t-il pas laissé en arrière ses frères et sa femme ? « Non, reprend le héros, je ne les ai pas laissés ; la mort les a séparés de moi. » Tout à coup intervient le dieu Justice (Dharma), de qui Youdhichthira est fils, selon la légende, et il règle le différend par sa parole souveraine. Le grand prince s’est montré digne de son père par sa noble conduite, par son intelligence éclairée et par sa compassion envers tous les êtres. Il a aimé ses fières, il a aimé ceux qui vivaient sous sa dépendance ; dans les grandes crises, il s’est élevé au-dessus des faiblesses humaines : le ciel des héros lui appartient. Le dieu Dharma lui en ouvre l’entrée par ces deux vers, qui achèvent de mettre en lumière les mérites d’Youdhichthira et l’introduisent vivant dans le paradis :

« En disant : « Ce chien est mon compagnon fidèle ! » tu as renoncé à monter sur le char d’Indra ; c’est pourquoi il n’y a personne au ciel qui te vaille, ô roi des hommes ! — Aussi les mondes impérissables sont à toi ; avec ton propre corps, tu obtiens la voie divine et suprême[2]. »

Une aussi vaste épopée, dans laquelle s’agitent tant de héros

  1. Chant du Mahâprasthânikaparva, vers 70 et suivans.
  2. Ibid., lecture 3, vers 96 et suivans.