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IV. — la paix.

À peine le bruit des armes a-t-il cessé de troubler l’Inde, que le brahmanisme élève la voix pour proclamer de nouveau les devoirs des rois au double point de vue du gouvernement des peuples et du salut éternel. On dirait que le monde est à refaire après cette épouvantable catastrophe. Il y a là un chant interminable (Çântiparva) qui ne renferme pas moins de douze mille six cents distiques, et cette digression est amenée par le dégoût des choses d’ici-bas dont se trouve saisi Youdhichthira, l’aîné des fils de Pândou, au lendemain des combats qui l’ont fait roi. Les lamentations et les malédictions des femmes ont jeté dans l’abattement ce pieux héros, toujours préoccupé des devoirs de la justice.

« Après nous être détruits les uns par les autres, s’écrie-t-il, quel fruit de la justice obtiendrons-nous ? Maudite soit la pratique des armes ! maudit soit l’héroïsme guerrier ! maudite soit la violence impatiente qui nous a fait tomber dans cette calamité ! — Mieux valent la patience, la répression des sens, la pureté, le renoncement, qui ne connaît pas l’envie, l’absence de tout meurtre, et la vérité, que pratiquent toujours les ascètes vivant dans la forêt ! — Entraînés par la cupidité et la folie, nous avons obéi au mensonge et à l’orgueil, et c’est l’ardent désir de posséder la royauté qui nous a réduits à cette triste condition[1] ! »

Ce sont là de belles paroles ; on aime entendre le vainqueur, rentré en lui-même, maudire les malheurs de la guerre et envier le calme des sages qui vivent innocemment à l’ombre des bois. Seulement les paroles mises dans la bouche d’Youdichthira ont ici un autre accent. Le brahmanisme exalte ses propres vertus en condamnant la profession des guerriers ; il semble qu’on le voit se dresser au milieu de la désolation générale, indifférent et rêveur, pour dire aux kchattryas : « Vous n’êtes que des fous ! À quoi vous servent dans cette vie, quel fruit vous apporteront dans la vie future ces luttes impies, ces disputes acharnées pour une royauté d’un jour ? La sagesse n’est pas chez vous, elle habite au milieu de nous, dans les ermitages, loin du bruit des villes ! » Cependant il faut bien que la terre soit gouvernée et les peuples maintenus dans le devoir. Aussi, après avoir fait sentir aux rois tous les maux qu’attirent sur le monde leur emportement et leur orgueil, le divin poète Vyâsa, résumant les discours des autres Pândavas, de Krichna et des brahmanes présens à l’assemblée, conclut à ce que Youdhichthira soit sacré roi. De cette manière, ce sera le brahmanisme encore qui re-

  1. Chant du Çântiparva, lecture 7, vers 159 et suivans.