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substance les idées qui caractériseront les peuples de la grande famille indo-germanique. Un mot encore sur cette scène lugubre, qui va se terminer avec le dernier soupir de Douryodhana. Se penchant vers celui-ci, Açvatthâman lui dit :

« Tu vis encore ? Écoute une parole douce à ton oreille. Il en reste sept du côté des Pândavas ; nous sommes trois du côté des fils de Dhritarâchthra. — Les sept, ce sont les cinq frères Pândavas, Khrichna et son écuyer ; les trois : Kripa, Kritavarman et moi. Les enfans de Draopadî, l’épouse des Pândavas, sont tous égorgés, ainsi que ceux de Dhrichtadyoumna, et ce qui restait des Matsyens leurs alliés. — La pareille Jeur a été rendue, tu le vois ; ils n’ont plus d’enfans, non plus, les Pândavas !… »

Après avoir balbutié quelques paroles de remercîment pour ces hauts faits qui l’ont vengé, Douryodhana répond :

« Il me semble que me voilà maintenant l’égal du dieu Indra ; bonheur à vous ! Obtenez la félicité ; au ciel nous serons unis de nouveau. »

Ainsi l’espoir d’obtenir la vie éternelle soutient jusqu’au dernier soupir le courage des héros aryens ; une belle mort les absout aussitôt de tout le mal accompli durant une longue existence. Cependant le vieux roi aveugle, qui vient d’entendre raconter l’agonie de son premier-né, pousse un long soupir et retombe dans ses pensées. Comme Priam, il survit à ses enfans, tués dans le combat, mais au moins il n’en est pas réduit à aller redemander au vainqueur le cadavre de son cher fils. Son écuyer lui rappelle que les morts sont là, sur le champ de bataille, attendant que l’on jette sur eux l’eau lustrale. — Lève-toi, grand roi, lui dit-il, allons accomplir les cérémonies funèbres. Pourquoi t’affliger et pleurer ? Le temps entraîne avec lui tous les êtres créés ; il n’a d’affection, il n’a de haine pour personne[1]. — Et les cérémonies s’accomplissent au milieu des cris et des lamentations des femmes. L’épouse du vieux roi Dhritarâchtra, emportée par la douleur, éclate en imprécations contre Krichna, qui s’est fait l’allié des Pândavas pour détruire ses fils : elle le maudit, et lui annonce d’une voix prophétique la destruction de sa propre famille. Après cette scène de deuil, l’Inde semble pacifiée et calmée ; on dirait un soleil encore voilé, mais brillant sous la nue, qui éclaire le champ de bataille déblayé des morts qui l’encombraient. La nature a repris son aspect tranquille, mais la douleur et le chagrin restent dans les cœurs de tous, même dans ceux des vainqueurs.

  1. Chant du Striparva, lecture 9, vers 259.