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Pântchâlien, les femmes se sont éveillées, des sanglots éclatent, le camp s’émeut tout entier. On se demande : Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? et les combattans sont sur pied ; mais Açvatthâman poursuit son œuvre de destruction : pareil à l’éléphant au milieu des roseaux, il écrase sous les roues de son char les guerriers endormis. En vain les chefs pântchâliens essaient de le combattre, il les abat avec son glaive, avec ses flèches, avec les armes divines que lui a données Civa pour remplacer celles qu’a dévorées l’autre spectre, manifestation de Vichnou. Ce n’est plus un homme, c’est un fléau qui s’abat sur le camp des vainqueurs de la veille et change leurs cris de joie en larmes de désespoir. Les vampires, les esprits malfaisans arrivent sur le champ de bataille pour se repaître du sang, de la graisse, de la moelle des os de ces milliers de morts. Jamais plus horrible nuit n’avait étendu ses ombres sur la terre.

Après cet exploit, le guerrier fils de Drona, rempli de l’esprit du dieu Civa et tout fulgurant au sein des ténèbres, rejoint ses compagnons, qui l’attendaient à l’entrée des retranchemens. Tous les Pântchâliens ont péri jusqu’au dernier ; le succès est complet. Il s’agit d’aller raconter cette nouvelle à Douryodhana, qui râlait en un coin, les deux cuisses brisées par la massue de Bhîmaséna. Les voilà qui entonnent le chant funèbre :

« Non, il n’y a pas de plus cruelle destinée que celle de Douryodhana, qui, roi de onze armées complètes, est couvert de sang et blessé à mort ! Voyez, auprès du guerrier brillant comme l’or, et qui l’aimait tendrement, est tombée sur le sol la massue tout ornée d’or. — Elle n’a jamais quitté le héros dans aucun combat, et quand il s’en va au ciel, elle n’abandonne point le prince plein de gloire ! — Voyez-la, toute resplendissante d’or, qui repose avec le guerrier, comme dans le palais l’épouse affectueuse auprès du maître dormant sur sa couche. — Lui, l’aîné de ceux dont le front a reçu l’onction royale, lui, terrible à ses ennemis, il mord la poussière, frappé d’un coup mortel ! Voyez les vicissitudes qu’apporte le temps !… Celui devant qui se courbaient avec frayeur tant de centaines de rois, il gît sur la couche des héros, entouré de bêtes fauves ! — Celui que jadis les brahmanes environnaient de soins assidus, comme un maître, pour en obtenir des dons, il a pour cortége aujourd’hui des animaux carnassiers, avides de sa chair[1]. »

Les deux compagnons d’Açvatthâman chantent à leur tour les louanges du moribond sur ce ton animé et solennel où l’on retrouve à la fois l’âpre parole des héros Scandinaves et la grande poésie des vers d’Homère. Dans ses parties si diverses et si variées, le Mahâbhârata confine à la Grèce, au moyen âge et aux glaces de la Norvège, embrassant ainsi tous les temps et tous les lieux, résumant en

  1. Chant du Saoptikaparva, lecture 9, vers 489 et suivans.