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Tout à coup un hibou au vol rapide et léger, aux yeux gris, au corps tacheté de jaune et de brun, s’élance avec un léger sifflement et tue les oiseaux qui se trouvent à sa portée. Aux uns il coupe les ailes, aux autres il arrache la tête ; le sol est bientôt jonché de leurs cadavres. À cette vue, Açvatthâman se met à réfléchir ; ce que fait cet oiseau, ne peut-il le faire lui-même ? Lui est-il interdit d’écraser dans leur sommeil ses ennemis triomphans, qu’il lui serait impossible d’attaquer au grand jour ? La promesse qu’il a faite à Douryodhana de le venger, n’a-t-il pas trouvé le moyen de l’accomplir ? Il s’empresse d’éveiller ses compagnons et leur communique sa pensée. « Dans tout ce que nous exécutons ici-bas, dit alors Kripa, il y a la part de l’action divine et la part de l’action humaine. Si l’homme ne réussit pas toujours, si le destin se montre contraire à ses vues, encore doit-il mettre la main à l’œuvre sous peine de n’arriver à rien. Mais si l’action que l’on veut entreprendre est en désaccord avec les devoirs, le mieux ne sera-t-il pas de consulter les sages ? »

Par malheur, les sages sont bien loin, et Açvatthâman, pressé d’agir, conclut que toute idée est bonne et raisonnable quand elle conduit au but que l’on poursuit : la fin excuse les moyens ! D’ailleurs il entend retentir à l’horizon les cris de joie des Pândavas, et le bruit de leurs chars nombreux, unis à ceux des Pântchâliens leurs alliés, ébranle au loin la terre comme le bruit de la foudre. La soif de la vengeance s’allume de plus en plus en son cœur ; dût-il commettre une action impie et renaître sous la forme d’un insecte, que lui importe ? En vain ses compagnons le pressent de prendre un peu de repos :

« Pour l’homme malade, dévoré par la passion, préoccupé par l’intérêt, emporté par les désirs, d’où viendrait le repos ? — Voilà dans son ensemble le quadruple mal qui m’assiège aujourd’hui. Vois si le quart de ces maux ne suffirait pas à détruire tout à coup en moi le sommeil ? — Et de plus le chagrin que me cause en ce monde le souvenir de la mort de mon père consume désormais mon cœur nuit et jour, sans que rien le calme. — Comment Drona mon père a été massacré par ces pécheurs, tu l’as vu de tes yeux, en détail, et voilà ce qui met mes esprits à la torture ! — Est-il quelqu’un qui, dans ma place, pût vivre ici-bas un seul instant ? Drona est mort ! tel est le cri que j’entends sortir de la bouche des Pândavas… — Quand j’aurai massacré nos ennemis, aujourd’hui même, au milieu de leur sommeil, alors je pourrai me reposer et dormir ; ma fièvre sera passée[1]. »

Açvatthâman a attelé son char ; il se précipite plein de rage sans attendre ses deux compagnons, qui le suivent avec empressement, « décidés à partager sa joie comme ils ont partagé sa douleur. » Cepen-

  1. Chant du Saoptikaparva, lecture 4, vers 162 et suivans.